La proclamation révolutionnaire
des États-Unis d’Amérique se fête chaque année le 4 juillet : Independence Day. Le 4 juillet 1915, en
pleine guerre, le philosophe et universitaire allemand Georg Simmel, habitant à
Strasbourg, publie dans un grand quotidien de la capitale impériale, le Berliner Tagesblatt, les pages
ci-dessous. Leur nette valeur d’archives de la Grande Guerre des empires et de
leurs intellectuels ne tient pas qu’à leur perspicacité et à la prescience
visionnaire de leur auteur. Pour de bonnes raisons, Simmel s’y place sous le
patronage de Jacob Burckhardt et de ses Considérations
sur l’histoire universelle, objet d’une série de leçons en chaire remontant
à 1870-71, au moment de la proclamation du Reich allemand. Une coïncidence plus forte encore fait qu’en janvier 1917 Henri
Bergson, qui, entre 1895 et 1914, avait entretenu avec Simmel une
correspondance cordiale et des relations intellectuelles productives,
s’embarquera pour les États-Unis. Voix des intellectuels français engagés au
nom du Droit et de la Civilisation dès les proclamations et manifestes de
l’automne 1914 – parallèles au Manifeste
des 93 produit en milieu intellectuel allemand –, l’ambassadeur officieux
et prestigieux du gouvernement français plaidera auprès du président Wilson la
cause de l’intervention militaire américaine sur le continent européen. Quant à
Simmel, qui renonce à ses interventions de publiciste dès l’automne 1915, il
meurt peu avant la signature de l’armistice et l’effondrement des empires
allemand et austro-hongrois.
L’Europe et
l’Amérique.
Considération
sur l’histoire universelle
Si
l’on se risque à tâtons dans les avatars de l’histoire universelle que nous
prépare la guerre, on découvre alors dans l’attitude de l’Amérique une
signification plus profonde que n’en laisse percevoir de prime abord le fait
même des frets de munitions. S’agissant de notre relation à l’Amérique il nous
est difficile pour l’instant de nous en donner une image nette qui reflèterait
plus que nos transes du moment, parce que, par-delà notre condition d’Allemands,
il nous faut en outre nous penser aussi comme un État européen et par
conséquent dans une certaine unité avec tous les autres États du continent.
Précisément, tant qu’en combattant l’Europe presque entière nous obéissons à
une exigence pour nous inconditionnelle et à une résolution des plus ferventes,
c’est là effort bien ardu. Et pourtant nous devons nous y efforcer car tous les
intérêts germano-américains ont une prémisse : l’Allemagne ne se trouve
pas seulement en Allemagne, mais aussi en Europe. Si paradoxal puisse-t-il
paraître, l’Europe, j’en suis convaincu, reste une unité aux yeux des autres
segments du monde – à ceci près que, par rapport à eux, le facteur Europe était
doté d’une sorte de solidarité, mais que maintenant il fait figure d’unité,
marquée pour ainsi dire d’un signe négatif : en lutte intestine, débordant
de haine, se dépeçant.
Voici plusieurs mois, en territoire
neutre, j’eus un entretien avec un Français en charge de missions
importantes ; il s’agissait du sort de nos concitoyens civils internés en
France. Le Français s’était déclaré disposé à intervenir en vue d’améliorations
en faveur de certains d’entre eux. Il allait de soi à mes yeux que la
conversation n’aborderait point les matières politiques, quand au moment de
prendre congé le Français me dit : « Savez-vous ce que je
crois ? L’Allemagne et la France se dévorent pour que l’Angleterre passe à
table. » N’examinons pas plus avant cette remarque, par ailleurs si digne
d’intérêt dans la bouche d’un Français de haute intellectualité et parfaitement
patriote. Mais ce qu’elle dit de la situation en Europe pourrait bien en tout
cas devenir d’autant plus vrai s’agissant du rapport de toute l’Europe avec
l’Amérique. L’Europe est au bord du suicide, en quoi l’Amérique voit pour elle
la chance de se hisser à la tête des affaires du monde, tel l’héritier lorgnant
sur son lit de mort son riche testateur. Dispositions que confirment les
livraisons d’armes. L’Europe exporte vers l’Amérique une part non négligeable
de capitaux fruits d’un dur labeur ; et la contre-valeur obtenue part en
salves dans les airs, mieux encore lui sert à perfectionner le suicide qui
assurerait la couronne du monde à l’Amérique. Sous cet angle, les livraisons de
matériel de guerre ne sont donc pas négoce ordinaire en vue de l’enrichissement
de fournisseurs tels ou tels et où l’État s’abstiendrait d’intervenir pour la
raison qu’il n’a pas à s’immiscer en des matières privées de ce genre. Elles
sont bien plutôt la première chiquenaude en règle avec laquelle l’Amérique
compte accélérer l’orientation à l’ouest des boussoles de l’univers
universelle ; aux peuples européens elle tend les armes avec lesquelles
ils devraient se supprimer dans son intérêt, et ces armes, il faut par-dessus
le marché qu’elles lui soient payées moyennant pactole – du même coup
encourageant ainsi de deux manières l’affaiblissement de l’Europe : un
chef-d’œuvre de spéculation en histoire universelle !
On a bien tort, à mon avis, d’imputer
l’attitude américaine à un parti pris pour l’Angleterre. On peut bien toucher
juste dans tel ou tel cas particulier, on s’est en effet toqué d’elle là-bas,
semble-t-il, à un degré encore assez conséquent. Un vieil Anglais subtil me
disait une fois qu’il ne peut souffrir les Américains : they are too english ; et la
passion avec laquelle certaines familles américaines font remonter leur arbre
généalogique à un des passagers de la Mayflower
est le symbole ces constructions d’idéaux. De toutes les motivations de
cette attitude cette dernière seulement concerne l’Allemagne, mais c’est parce
que l’Europe est en cause, l’Europe dont après tout l’Angleterre aussi fait
partie ! Dans l’état actuel des choses le parti pris pour l’Angleterre
n’est que la manifestation phénoménale visible. Sans le moindre doute, l’Amérique
emploierait le même zèle à livrer des armes aux puissances centrales – si cela
leur était possible et nécessaire. Car elle se prêterait alors avec plus
d’esprit de méthode encore à l’autodestruction de l’Europe. Le président Wilson
l’a énoncé : les principes de la neutralité l’admettent, les armes peuvent
être fournies à égalité aux adversaires, et lui-même violerait la neutralité
s’il interdisait ces livraisons à l’Angleterre et à la France. Or s’il les
interdisait en général, cela vaudrait aussi à parité pleine pour toutes les
parties sans du tout déroger aux principes de l’impartialité la plus stricte. À
ceci près : rendre exécutoire une telle
résolution mettrait certes un solide barrage en travers des fleuves de sang
vomis par les blessures que s’inflige l’Europe – et ce dans les deux camps. À
l’évidence : quand un des belligérants prend soin de son parc de
munitions, c’est pour son adversaire l’occasion d’en faire autant. L’Amérique
pourrait donc opter pour une procédure dont le caractère formel de neutralité
ne changerait rien à son attitude actuelle et lui permettrait en sus de mettre
en œuvre les idéaux humanitaires qu’elle ne cesse de prêcher. Je n’en doute
pas, chez les Américains de la classe dirigeante, ils sont largement
prépondérants ; et je ne sache qu’ils leur feraient des infidélités au nom
d’avantages mercantiles à courte vue. Néanmoins, de manière instinctive ou bien
consciente, un motif les commande, dont Wilson s’est fait le porte-parole avec
beaucoup d’à-propos : l’Amérique n’a pas à agir pour ou contre tel ou tel
camp, mais pour l’Amérique ; ce qui, au plan de l’histoire universelle,
veut dire que l’Amérique, en soufflant sur les braises de cette guerre, n’agit
pas contre un camp, mais contre tous – contre l’Europe comme tout.
Mais l’Europe est-elle donc assez
démente pour commettre ce hara-kiri ? Le particularisme de ses
composantes handicape-t-il les auteurs de cette guerre au point qu’ils
méconnaissent le terrible danger qu’elle signifie pour sa vie entière et qu’ils
donnent à l’Amérique l’occasion d’affaires infiniment meilleures encore que des
commandes d’armes ? Autant en effet nous espérons que l’Allemagne, à bien
des égards, sortira assainie et revigorée de cette guerre, et que tout ce
qu’elle y aura perdu – ne parlons pas des hommes, rien ne les remplacera – lui
reviendra multiplié, autant l’Europe d’après la guerre sera incommensurablement
affaiblie. Qu’on se représente seulement la perte de prestige peut-être
irréparable qu’elle aura infligée à l’Européen en Afrique et dans tout l’Orient.
Ce qui assurément favorise encore la confusion des idées, c’est que, dans les
milieux les plus divers, on était d’emblée bien loin de discerner selon leur
degré d’importance tous les niveaux où la guerre se déroule. Avec la France,
nous avons un duel à vider, sur place. Au nom de ce qu’elle est, l’Allemagne,
sans le moindre doute, doit conserver et conservera l’Alsace, quoi qu’il lui en
coûte en hommes – sur le plan de l’histoire universelle, il n’importe guère que
ces quatorze mille kilomètres carrés d’Alsace-Lorraine (en superficie et en
population, environ le quarantième de l’Allemagne) soient allemands ou
français, aussi peu qu’il importe que le Trentin revienne à l’Autriche ou à
l’Italie. Et c’est un des paradoxes de cette guerre que ses sacrifices les plus
inouïs nous affectent, nous justement, et le peuple dont le conflit avec nous a
les motifs les plus chétifs. Les motifs de guerre respectifs de la Russie et de
l’Angleterre touchent quant à eux de plus près déjà au « seuil » où
l’histoire universelle commence d’intervenir. Et pourtant je n’adhère pas – à
l’opposé de maints de nos meilleurs et plus profonds penseurs – aux spéciosités
de ceux qui, dans cette guerre, veulent voir inéluctabilité et nécessité
inhérente. Rien ne saurait me convaincre que le monde n’offre suffisamment
d’espace à l’Angleterre et à
l’Allemagne, pour peu que l’Angleterre voulût renoncer – non pas à son égoïsme
(nul ne l’exige), mais simplement à sa forme la plus myope. Ensemble, nous
aurions pu conserver la paix à l’Europe, aussi longtemps que nous l’eussions
voulu – non pas au nom d’un idéal pacifiste sur la valeur duquel on peut
disputer, mais pour conserver leur position dans le monde à l’Europe et par là
à l’Angleterre aussi, face aux puissances émergentes de l’Amérique et,
peut-être, de l’Extrême-Orient asiatique aussi.
Entre elles, une Europe forte peut
faire exister un « équilibre » ; quant à savoir si, après s’être
déchirée ainsi, elle pourra encore empêcher que l’une d’elles au fil du temps
aille faire plier l’autre et se fasse ainsi, pour toute une période du monde,
le foyer des forces de l’économie – et de la culture par conséquent – à
l’échelle de la Terre, c’est ce que nous sommes en droit de nous demander.
Voici quelques décennies, Jacob Burckhardt, l’historien à l’œil d’aigle sans
pareil, déclarait que les peuples européens se fient bien trop à la
« sécurité de leur situation ». Nous avons présupposé bien plus que
de raison que l’histoire universelle se déroule purement et simplement dans le
périmètre européen et que c’était désormais en Europe qu’une fois pour toutes
elle aurait atteint son altitude de croisière, après avoir délaissé l’Asie, il
y a quelques millénaires. La durable stabilité des conditions d’existence où
chaque peuple ne devait vaquer qu’à ses intérêts pour ainsi dire immédiatement
personnels nous a fait perdre le sens des décisions à l’échelle de l’histoire
réellement universelle et celui de leurs dimensions. Par un effet fatidique, il
faut maintenant que les cruelles épreuves et les souffrances de cette guerre
stimulent prodigieusement le provincialisme européen (Internismus), et ce au moment justement où ce provincialisme – sous
la forme de la guerre intra-européenne – nous expose à un péril comme jamais
encore ne nous en avait valu l’histoire universelle. L’Europe, après tout,
habite dans une maison, et l’Amérique
dans une autre. Non seulement l’insolence de nos adversaires boutefeux de cette
guerre, mais aussi leur myopie et leur extravagance font penser à ces habitants
d’un immeuble qui en veulent méchamment à leurs voisins de palier, cherchent à
les faire expulser et pour ce faire mettent le feu à tout l’immeuble, leur
propre demeure.
(Trad. J.-L Evard)
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