mercredi 21 mai 2014

Retours sur la Grande Guerre (2)

La proclamation révolutionnaire des États-Unis d’Amérique se fête chaque année le 4 juillet : Independence Day. Le 4 juillet 1915, en pleine guerre, le philosophe et universitaire allemand Georg Simmel, habitant à Strasbourg, publie dans un grand quotidien de la capitale impériale, le Berliner Tagesblatt, les pages ci-dessous. Leur nette valeur d’archives de la Grande Guerre des empires et de leurs intellectuels ne tient pas qu’à leur perspicacité et à la prescience visionnaire de leur auteur. Pour de bonnes raisons, Simmel s’y place sous le patronage de Jacob Burckhardt et de ses Considérations sur l’histoire universelle, objet d’une série de leçons en chaire remontant à 1870-71, au moment de la proclamation du Reich allemand. Une coïncidence plus forte encore fait qu’en janvier 1917 Henri Bergson, qui, entre 1895 et 1914, avait entretenu avec Simmel une correspondance cordiale et des relations intellectuelles productives, s’embarquera pour les États-Unis. Voix des intellectuels français engagés au nom du Droit et de la Civilisation dès les proclamations et manifestes de l’automne 1914 – parallèles au Manifeste des 93 produit en milieu intellectuel allemand –, l’ambassadeur officieux et prestigieux du gouvernement français plaidera auprès du président Wilson la cause de l’intervention militaire américaine sur le continent européen. Quant à Simmel, qui renonce à ses interventions de publiciste dès l’automne 1915, il meurt peu avant la signature de l’armistice et l’effondrement des empires allemand et austro-hongrois.


L’Europe et l’Amérique.
Considération sur l’histoire universelle

Si l’on se risque à tâtons dans les avatars de l’histoire universelle que nous prépare la guerre, on découvre alors dans l’attitude de l’Amérique une signification plus profonde que n’en laisse percevoir de prime abord le fait même des frets de munitions. S’agissant de notre relation à l’Amérique il nous est difficile pour l’instant de nous en donner une image nette qui reflèterait plus que nos transes du moment, parce que, par-delà notre condition d’Allemands, il nous faut en outre nous penser aussi comme un État européen et par conséquent dans une certaine unité avec tous les autres États du continent. Précisément, tant qu’en combattant l’Europe presque entière nous obéissons à une exigence pour nous inconditionnelle et à une résolution des plus ferventes, c’est là effort bien ardu. Et pourtant nous devons nous y efforcer car tous les intérêts germano-américains ont une prémisse : l’Allemagne ne se trouve pas seulement en Allemagne, mais aussi en Europe. Si paradoxal puisse-t-il paraître, l’Europe, j’en suis convaincu, reste une unité aux yeux des autres segments du monde – à ceci près que, par rapport à eux, le facteur Europe était doté d’une sorte de solidarité, mais que maintenant il fait figure d’unité, marquée pour ainsi dire d’un signe négatif : en lutte intestine, débordant de haine, se dépeçant.
Voici plusieurs mois, en territoire neutre, j’eus un entretien avec un Français en charge de missions importantes ; il s’agissait du sort de nos concitoyens civils internés en France. Le Français s’était déclaré disposé à intervenir en vue d’améliorations en faveur de certains d’entre eux. Il allait de soi à mes yeux que la conversation n’aborderait point les matières politiques, quand au moment de prendre congé le Français me dit : « Savez-vous ce que je crois ? L’Allemagne et la France se dévorent pour que l’Angleterre passe à table. » N’examinons pas plus avant cette remarque, par ailleurs si digne d’intérêt dans la bouche d’un Français de haute intellectualité et parfaitement patriote. Mais ce qu’elle dit de la situation en Europe pourrait bien en tout cas devenir d’autant plus vrai s’agissant du rapport de toute l’Europe avec l’Amérique. L’Europe est au bord du suicide, en quoi l’Amérique voit pour elle la chance de se hisser à la tête des affaires du monde, tel l’héritier lorgnant sur son lit de mort son riche testateur. Dispositions que confirment les livraisons d’armes. L’Europe exporte vers l’Amérique une part non négligeable de capitaux fruits d’un dur labeur ; et la contre-valeur obtenue part en salves dans les airs, mieux encore lui sert à perfectionner le suicide qui assurerait la couronne du monde à l’Amérique. Sous cet angle, les livraisons de matériel de guerre ne sont donc pas négoce ordinaire en vue de l’enrichissement de fournisseurs tels ou tels et où l’État s’abstiendrait d’intervenir pour la raison qu’il n’a pas à s’immiscer en des matières privées de ce genre. Elles sont bien plutôt la première chiquenaude en règle avec laquelle l’Amérique compte accélérer l’orientation à l’ouest des boussoles de l’univers universelle ; aux peuples européens elle tend les armes avec lesquelles ils devraient se supprimer dans son intérêt, et ces armes, il faut par-dessus le marché qu’elles lui soient payées moyennant pactole – du même coup encourageant ainsi de deux manières l’affaiblissement de l’Europe : un chef-d’œuvre de spéculation en histoire universelle !
On a bien tort, à mon avis, d’imputer l’attitude américaine à un parti pris pour l’Angleterre. On peut bien toucher juste dans tel ou tel cas particulier, on s’est en effet toqué d’elle là-bas, semble-t-il, à un degré encore assez conséquent. Un vieil Anglais subtil me disait une fois qu’il ne peut souffrir les Américains : they are too english ; et la passion avec laquelle certaines familles américaines font remonter leur arbre généalogique à un des passagers de la Mayflower est le symbole ces constructions d’idéaux. De toutes les motivations de cette attitude cette dernière seulement concerne l’Allemagne, mais c’est parce que l’Europe est en cause, l’Europe dont après tout l’Angleterre aussi fait partie ! Dans l’état actuel des choses le parti pris pour l’Angleterre n’est que la manifestation phénoménale visible. Sans le moindre doute, l’Amérique emploierait le même zèle à livrer des armes aux puissances centrales – si cela leur était possible et nécessaire. Car elle se prêterait alors avec plus d’esprit de méthode encore à l’autodestruction de l’Europe. Le président Wilson l’a énoncé : les principes de la neutralité l’admettent, les armes peuvent être fournies à égalité aux adversaires, et lui-même violerait la neutralité s’il interdisait ces livraisons à l’Angleterre et à la France. Or s’il les interdisait en général, cela vaudrait aussi à parité pleine pour toutes les parties sans du tout déroger aux principes de l’impartialité la plus stricte. À ceci près : rendre exécutoire une telle résolution mettrait certes un solide barrage en travers des fleuves de sang vomis par les blessures que s’inflige l’Europe – et ce dans les deux camps. À l’évidence : quand un des belligérants prend soin de son parc de munitions, c’est pour son adversaire l’occasion d’en faire autant. L’Amérique pourrait donc opter pour une procédure dont le caractère formel de neutralité ne changerait rien à son attitude actuelle et lui permettrait en sus de mettre en œuvre les idéaux humanitaires qu’elle ne cesse de prêcher. Je n’en doute pas, chez les Américains de la classe dirigeante, ils sont largement prépondérants ; et je ne sache qu’ils leur feraient des infidélités au nom d’avantages mercantiles à courte vue. Néanmoins, de manière instinctive ou bien consciente, un motif les commande, dont Wilson s’est fait le porte-parole avec beaucoup d’à-propos : l’Amérique n’a pas à agir pour ou contre tel ou tel camp, mais pour l’Amérique ; ce qui, au plan de l’histoire universelle, veut dire que l’Amérique, en soufflant sur les braises de cette guerre, n’agit pas contre un camp, mais contre tous – contre l’Europe comme tout.
Mais l’Europe est-elle donc assez démente  pour commettre ce hara-kiri ? Le particularisme de ses composantes handicape-t-il les auteurs de cette guerre au point qu’ils méconnaissent le terrible danger qu’elle signifie pour sa vie entière et qu’ils donnent à l’Amérique l’occasion d’affaires infiniment meilleures encore que des commandes d’armes ? Autant en effet nous espérons que l’Allemagne, à bien des égards, sortira assainie et revigorée de cette guerre, et que tout ce qu’elle y aura perdu – ne parlons pas des hommes, rien ne les remplacera – lui reviendra multiplié, autant l’Europe d’après la guerre sera incommensurablement affaiblie. Qu’on se représente seulement la perte de prestige peut-être irréparable qu’elle aura infligée à l’Européen en Afrique et dans tout l’Orient. Ce qui assurément favorise encore la confusion des idées, c’est que, dans les milieux les plus divers, on était d’emblée bien loin de discerner selon leur degré d’importance tous les niveaux où la guerre se déroule. Avec la France, nous avons un duel à vider, sur place. Au nom de ce qu’elle est, l’Allemagne, sans le moindre doute, doit conserver et conservera l’Alsace, quoi qu’il lui en coûte en hommes – sur le plan de l’histoire universelle, il n’importe guère que ces quatorze mille kilomètres carrés d’Alsace-Lorraine (en superficie et en population, environ le quarantième de l’Allemagne) soient allemands ou français, aussi peu qu’il importe que le Trentin revienne à l’Autriche ou à l’Italie. Et c’est un des paradoxes de cette guerre que ses sacrifices les plus inouïs nous affectent, nous justement, et le peuple dont le conflit avec nous a les motifs les plus chétifs. Les motifs de guerre respectifs de la Russie et de l’Angleterre touchent quant à eux de plus près déjà au « seuil » où l’histoire universelle commence d’intervenir. Et pourtant je n’adhère pas – à l’opposé de maints de nos meilleurs et plus profonds penseurs – aux spéciosités de ceux qui, dans cette guerre, veulent voir inéluctabilité et nécessité inhérente. Rien ne saurait me convaincre que le monde n’offre suffisamment d’espace à l’Angleterre et à l’Allemagne, pour peu que l’Angleterre voulût renoncer – non pas à son égoïsme (nul ne l’exige), mais simplement à sa forme la plus myope. Ensemble, nous aurions pu conserver la paix à l’Europe, aussi longtemps que nous l’eussions voulu – non pas au nom d’un idéal pacifiste sur la valeur duquel on peut disputer, mais pour conserver leur position dans le monde à l’Europe et par là à l’Angleterre aussi, face aux puissances émergentes de l’Amérique et, peut-être, de l’Extrême-Orient asiatique aussi.
Entre elles, une Europe forte peut faire exister un « équilibre » ; quant à savoir si, après s’être déchirée ainsi, elle pourra encore empêcher que l’une d’elles au fil du temps aille faire plier l’autre et se fasse ainsi, pour toute une période du monde, le foyer des forces de l’économie – et de la culture par conséquent – à l’échelle de la Terre, c’est ce que nous sommes en droit de nous demander. Voici quelques décennies, Jacob Burckhardt, l’historien à l’œil d’aigle sans pareil, déclarait que les peuples européens se fient bien trop à la « sécurité de leur situation ». Nous avons présupposé bien plus que de raison que l’histoire universelle se déroule purement et simplement dans le périmètre européen et que c’était désormais en Europe qu’une fois pour toutes elle aurait atteint son altitude de croisière, après avoir délaissé l’Asie, il y a quelques millénaires. La durable stabilité des conditions d’existence où chaque peuple ne devait vaquer qu’à ses intérêts pour ainsi dire immédiatement personnels nous a fait perdre le sens des décisions à l’échelle de l’histoire réellement universelle et celui de leurs dimensions. Par un effet fatidique, il faut maintenant que les cruelles épreuves et les souffrances de cette guerre stimulent prodigieusement le provincialisme européen (Internismus), et ce au moment justement où ce provincialisme – sous la forme de la guerre intra-européenne – nous expose à un péril comme jamais encore ne nous en avait valu l’histoire universelle. L’Europe, après tout, habite dans une maison, et l’Amérique dans une autre. Non seulement l’insolence de nos adversaires boutefeux de cette guerre, mais aussi leur myopie et leur extravagance font penser à ces habitants d’un immeuble qui en veulent méchamment à leurs voisins de palier, cherchent à les faire expulser et pour ce faire mettent le feu à tout l’immeuble, leur propre demeure.

 (Trad. J.-L Evard)

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