vendredi 2 mai 2014

Retours sur la Grande Guerre (1)


« Je n’existe point pour une seule génération, mais pour un grand nombre », note un jour Schopenhauer, à l’âge de vingt-cinq ans, en 1813, en pleine guerre contre Napoléon, comme s’il pressentait à quelle solitude il s’achemine, et ses écrits avec lui. Cent ans plus tard, c’est à lui le premier que Franz Rosenzweig rend hommage dès les premières lignes de son propre opus magnum, L’Étoile de la rédemption, écrit en pleine Grande Guerre. Il y a donc bien comme des lignages de penseurs insolites et insolents, et des signes de ralliement entre eux. Car lui aussi Rosenzweig se sait, pour ses propres raisons, un penseur hétérogène : peu à peu devenu étranger à l’institution universitaire, à l’empire allemand, à l’historicisme. La Première Guerre mondiale lui offre comme la confirmation démesurée des trois grandes ruptures qui marquèrent sa vie et son œuvre.

Commentateur de Hegel philosophe politique, mobilisé dans l’artillerie de campagne dès l’hiver 1915, à Cassel sa ville natale, puis sur le front dans les Balkans, proche de deux universitaires de renom, F. Meinecke et H. Cohen, très engagés dans le débat public sur les buts de guerre de l’empire allemand, Rosenzweig a lui-même suivi de près les développements du conflit, beaucoup écrit et beaucoup correspondu à son propos. On peut donc présumer que les commémorations prévues de la Grande Guerre fourniront l’occasion de sa plus large découverte en langue française, même si les centaines de pages d’analyse qu’il a laissées – lettres, articles, essais – ne sont encore que partiellement traduites. Une sorte de malheur persistant marque depuis longtemps la réception française de Franz Rosenzweig : son extrême fragmentation. L’étude récemment publiée par W. D. Herzfeld aux éditions Karl Alber, Franz Rosenzweig, « Mitteleuropa » und der Erste Weltkrieg, devrait donner l’exemple : elle montre un Rosenzweig dans la guerre, témoin, participant et analyste, mais aussi écrivain représentatif d’un milieu – universitaire mandarinal ou intellectuel – dont les schémas et le style géopolitiques influencent le cours de la guerre ou ses langages, comme ils le font chez tous les belligérants qui y participent soit sur un pied de grande puissance, comme l’Allemagne et la France, soit comme puissance mondiale, telle la Grande-Bretagne. Du moins cette hiérarchie des niveaux de puissance, au moment de l’entrée en guerre, vient-elle tout juste de faire l’objet – retentissant en pays germaniques – des écrits d’un des fondateurs de la géopolitique, le Suédois Rudolph Kjellén. Et Rosenzweig en est un des lecteurs friands.

La profonde originalité de Rosenzweig penseur en guerre tient pour une part à la rupture de l’hégélien qu’il avait été avec… Hegel, dont il juge l’historicisme largement mis en défaut par la Grande Guerre, par ses significations profondes, par son échelle de grandeur : par son intensité géopolitique manifeste. Car le monde eurocentré de Hegel s’arrête là où avait commencé l’avenir prophétisé par Stendhal et Tocqueville : avec la confrontation prochaine de l’Amérique et de la Russie, délimitant un champ d’hégémonies où la vieille Europe romano-palatine ne figure qu’en future supplétive de puissances plus grandes qu’elle. Plus grandes non tant par leur étendue et son mode d’exploitation économique que par leur accès à la mer, leur contrôle de l’espace-temps océanique, seule clef de toute véritable stratégie impériale. La Grande Guerre, pensent Rosenzweig et ses proches, lui signifie cette époque cruciale des grandeurs les plus grandes, la « grande politique » annoncée par Nietzsche, l’heure des empires les plus « grands » – et pour l’Allemagne qui défie sur les mers la puissance britannique et mondiale, elle signifie que pour voir « grand » sans cultiver l’hybris impérialiste des pangermanistes il lui faut travailler à la construction d’une Mitteleuropa : grand espace incluant l’Allemagne impériale née en 1871, la double monarchie austro-hongroise, une Pologne restaurée, les nationalités des Balkans érigées au nom du droit des peuples en souverainetés rassemblées en confédération. Dans l’allemand de Rosenzweig (Staatenbund ou Staatenverband), le néologisme qu’il adopte dans cette perspective, il s'agit d'opérer simultanément sur le plan historique de la constitution juridique des souverainetés (le Bund ou le Verband tourne le dos au Reich et à Treitschke, donc à la méthode bismarckienne de montée en puissance sur le continent européen) et sur le plan géopolitique de la clef maritime en jeu dans la guerre anglo-allemande : un empire multinational sur le modèle austro-hongrois s’ouvre Trieste et l’Adriatique et, par eux, l’accès méditerranéen, il s’ouvre aussi la Baltique par le projet d’alliance avec la Pologne restaurée. Vers la  mer, la flotte allemande restant à l'ancre durant toute la guerre, l'alliance turque et le fiasco de l'Entente aux Dardanelles (Gallipoli lui coûte plus de 250 000 hommes) conforta sans doute cette option de grande stratégie. Le détail développé des raisonnements historiques et géopolitiques de Rosenzweig se trouve en particulier dans deux essais datant de 1917, « Globus » et « Cannes et Gorlice » (parus à la Librairie Vrin en 2003).

Il faut donc apprendre à lire Rosenzweig historien et philosophe politique allemand en guerre, mais aussi penseur de la guerre, par ailleurs très marqué par une tradition théologico-politique paulinienne à laquelle son ami Eugen Rosenstock-Huessy va donner un lustre tout nouveau. Pour ce juriste de formation grand lecteur de saint Paul, la Grande Guerre annonce une épreuve de vérité « katéchontique » (du terme katéchôn, introduit par saint Paul dans la Seconde Épître aux Thessaloniciens pour désigner l’autorité de type apocalyptique censée échoir, à la fin des temps, à tout adversaire messianique de l’autorité de César) : la guerre entre les empires – grandes puissances ou puissance mondiale – sonne en réalité l’heure des nations, au sens chrétien, d’origine Renaissance et baroque, où l’œcoumène n’a pas encore fait le plein des « républiques chrétiennes » vivant à égalité dans l’histoire universelle. Pour Rosenstock-Huessy, cette norme d’origine théologique a valeur juridique actuelle en termes de droit des gens modernisé, de droit international : elle signifie que la nationalité d’un peuple peut et doit se penser moins en termes de sol et de territoire qu’en termes de langue et d’identité – par où la norme égalitaire internationale peut d’elle-même s’appliquer universellement, comme une qualité juridique constitutive, distincte du strict calcul stratégique des grandes puissances et du cosmopolitisme utopique ou anomique. Elle distingue donc de cette manière l’empire comme extension de l’État-nation (ou de la nation faite État territorial) et l’empire comme forme juridique multi- ou plurinationale. C’est en 1932 que Rosenstock-Huessy publie son histoire des peuples s’instituant en nations, c’est-à-dire en « langues » du genre humain (Die europäischen Revolutionen und der Charakter der Nationen), mais les prémisses de ce livre datent de 1914-1916. Les motifs théologico-politiques de cette construction ne l’empêchent pas pour autant de rejoindre les perspectives fédéralistes de la social-démocratie austro-marxiste autrichienne (Karl Renner), ou les revendications nationalitaires de Martin Buber sujet de la monarchie austro-hongroise et militant sioniste. Convergence riche de sens puisqu’elle fait place de principe, même si c’est dans des systèmes de référence hétérogènes, aux déshérités en tout genre de l’histoire universelle – écrite, par nature et par définition, par les grandes puissances. Parmi ces partisans de la Mitteleuropa, il faut compter aussi le Vatican de Benoît XV (il y perdra le crédit de sa neutralité auprès de Paris et Londres). À quoi s'ajoute le sens stratégique donné à ce modèle continental par un de ses principaux porte-parole, Friedrich Naumann, proche de Max Weber : opposer aux plans pangermanistes d'annexion de la Belgique et d'expansion en Afrique et en Asie un plan alternatif dit de « colonisation intérieure » l'objectif géopolitique en étant de restreindre autant que possible le théâtre du conflit à l'Europe sans l'étendre à l'hémisphère atlantique où les États-Unis attendent le moment le plus propice pour devenir à leur tour un acteur de la guerre. Le livre de Wolfgang Herzfeld décrit ainsi avec précision le contenu des deux programmes de l'Empire allemand à mi-chemin entre le statut réel de grande puissance et le statut recherché de puissance mondiale. Sur cette question capitale, il prolonge, moyennant nouveaux documents d'archives, d'autres travaux marquants : ceux, anciens, d'André Chéradame (par exemple, L'Europe et la question d'Autriche au seuil du XXe siècle, de 1901) et, datant des années 1960, ceux de Fritz Fischer (Les buts de guerre de l'Allemagne impériale, 1914-1918).

Le caractère intempestif des plans de Rosenzweig pour un après-guerre qui eût aussi ouvert une histoire allemande post-impériale débarrassée du pangermanisme ne nous autorise donc pas à les classer parmi les irréalismes politiques de l’époque. Bien au contraire, quand avec le recul du temps on mesure que c’est la durée même de la sanglante Grande Guerre qui accrut le poids des stratégies du pire (dans le cas allemand, le pangermanisme renforcé par le Traité de Versailles, la logique de la guerre à outrance et ses suites national-socialistes – dans le cas russe, le coup d’État bolchevik et la guerre civile, puis les purges et la terreur), on lit Rosenzweig et Rosenstock-Huessy comme des Européens témoins inquiets de la transformation des nationalismes de leur temps en religions politiques et autarciques – la tendance lourde dont, un peu plus tard, ne tiendraient compte ni le wilsonisme ni sa version européenne à la Briand. On lira donc ces écrits de Rosenzweig et Rosenstock-Huessy non pas seulement comme de la politique pensée en temps de guerre, mais en les mettant aussi en regard de la politique réelle conduite par le président américain jusqu’en 1920 et par le socialiste français jusqu’en 1930 : comme des documents représentatifs de la guerre de 1914 telle que conçue par une élite allemande confiante en son État et incertaine de son empire. Faille géopolitique intime dont les années d’après-guerre feraient une brèche toujours plus large puis un piège quand la guerre recommence en 1939.

J.-L. Evard

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