« Eurasie » : aux
yeux de ses think tank et stratèges russes (Alexandre Douguine, Édouard Limonov, porte-parole de
l’opposition dite national-bolchevik à V. Poutine), où en passent les
frontières ? Question décisive, qui suppose d'abord qu’on les repère dès qu'émerge l’horizon eurasiatique, à l’histoire déjà longue. Les lignes qui
suivent racontent sa première heure, la genèse de l’Eurasie, le nom de ses deux inventeurs. Nous les transcrivons du livre publié en 1906 par Jean Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre. Né en 1881,
Baruzi entre au Collège de France en 1933 (chaire d’histoire des religions).
Quant à Leibniz, né à Leipzig en 1646, il meurt à Hanovre en 1716. On a
conservé quelques-unes de ses lettres au czar Pierre le Grand, qui l’avait
nommé par décret son « Conseiller intime de Justice », et à ses ministres – le
matériau d’archives utilisé par J. Baruzi apparaissant ici cité entre
guillemets.
Leibniz juge la Russie une terre riche de destinée. Aisément aujourd’hui
les raisons géographiques de l’expansion slave sont aperçues et les
conséquences de cette expansion sont pressenties. Mais au XVIIe
siècle, à cause des bizarreries cartographiques, il fallait être un clairvoyant
pour deviner l’avenir russe. Or Leibniz accroît son enthousiasme à mesure qu’il
se rend compte des dimensions colossales de l’œuvre. « Une grande partie
du globe de la terre », tout « le nord oriental de notre
continent » : ainsi lui apparaît l’Empire russe.
Dès lors, la séparation de l’Asie et
de l’Europe est tout à fait arbitraire. Leibniz saisit d’instinct la réalité
géographique que les géologues actuels appellent l’Eurasie. Mais de la sorte le
problème de l’expansion [européenne] vers l’Orient se précise scientifiquement.
La mutuelle pénétration de l’Europe et de la Chine n’est plus une chimère ;
elle est exigée par la géographie elle-même. La Chine est à elle seule une
« Europe orientale ». Et la Russie a pour mission de la relier à
l’Occident, d’accomplir la synthèse de deux civilisations qui s’ignorent. On
choisirait un point type : Moscou deviendrait le siège d’un
« commerce » entre la Chine et l’Europe, recueillerait avidement, de
part et d’autre, et centraliserait les informations et les découvertes. Le czar
est ainsi en état de tirer « de l’Europe d’une part, et de la Chine, de
l’autre, le meilleur, et de perfectionner par des décisions bienfaisantes ce
que toutes deux ont accompli ». La Russie peut combiner en elle-même, avec
un équilibre naturel, l’Orient et l’Occident.
Ainsi Leibniz rêve de découvrir un
pays en qui se puissent concentrer deux mentalités, en apparence
irréductiblement hostiles. Point de vue monadique en quelque sorte, qu’il ne
pourra trouver réalisé dans l’expérience. Déjà pourtant, des missions russes
sont envoyées en Orient ; le christianisme est introduit heureusement en
Sibérie. Dès 1698, Witsen écrivait à Leibniz qu’un prêtre grec était parti de
Tobolsk pour Pékin, où il avait bâti un temple moscovite et baptisé vingt
Chinois. Mais Leibniz eût sans doute voulu voir des missions protestantes se
joindre aux missions romaines et orthodoxes : l’œuvre à réaliser était
complexe. On n’atteindrait la Chine que finalement. Il fallait d’abord pénétrer
l’Empire russe lui-même et le convertir à la culture européenne. Leibniz eût
souhaité peut-être que là, comme partout, s’organisât une active
collaboration : les prêtres grecs cherchant à se tracer une route
terrestre jusqu’à la Chine ; et les Protestants apportant leurs rites
purifiés à d’immenses peuplades barbares. Un projet d’union des Églises, tout
secret, s’ajoutait à cet effort d’expansion. Le 16 novembre 1707, Urbich avait
averti Leibniz que Pierre travaillait à unir l’Église grecque à l’Église
latine, et que le prince Kourakine était chargé de l’œuvre. Le 15 octobre 1710,
Urbich parle d’un projet de concile œcuménique. Il écrit à Leibniz, en style
diplomatique, qu’il a « proposé Leibniz qui était fort capable de dresser
le système ». Mais le concile serait difficilement rendu œcuménique, car
il faudrait que le Sultan permît aux patriarches orientaux d’y assister. Or cette
permission est douteuse.
Obstacle,
et de taille, à ces plans de « grande politique » : l’expansion
suédoise, les guerres de Charles XII
–
Pendant
ce temps, la guerre se maintenait dans toute l’Europe et vraisemblablement
interdisait les desseins de Leibniz. « Ce qui me ferait fort souhaiter
cette paix entre la Suède et la Russie », écrivait-il le 3 janvier 1708,
c’est que je voudrais que le czar poussât et perfectionnât son admirable et
héroïque dessein de cultiver son vaste Empire et d’y introduire les Sciences, les
Arts et les bonnes mœurs. » Un instant peut-être, il crut que Poltawa
marquerait la fin des luttes : « Nous avons appris », écrit-il,
« des grandes particularités de la défaite et prise de toute l’armée
suédoise, qui sera mémorable à jamais dans l’histoire, et servira
d’enseignement à la postérité en bien des manières […] Le czar dorénavant
s’attirera la considération de l’Europe et aura très grande part aux affaires
générales. » Il n’était pas possible d’annoncer plus nettement l’avènement
de la Russie comme puissance européenne […] Désormais, l’Europe s’inquiétera de
la puissance de Pierre le Grand. Leibniz raillait cet effroi subit :
« On dit communément », écrivait-il après Poltawa, « que le czar
sera formidable à toute l’Europe, que ce sera comme un Turc septentrional. Mais
peut-on l’empêcher de cultiver ses sujets et de les rendre civils et
aguerris ? […] Pour moi, qui suis pour le bien du genre humain, je suis
bien aise qu’un si grand Empire se mette dans les voies de la raison et de
l’ordre […] »
Quelle
importance Baruzi donne-t-il à ces plans, et quel poids spécifique à l’alliance
du czar et du philosophe (Leibniz ayant aussi conseillé Louis XIV, pour des
plans de conquête de l’Égypte, et les jésuites, pour les projets scientifiques de
leur mission chinoise) ? Une même
aspiration essentielle les gouvernait : transformer les rapports de l’Asie
et de l’Europe. L’un ajoutait au fait brut tout un avenir mystique ;
l’autre voyait avant tout la puissance future de sa race ; mais tous deux
pareillement avaient foi en un progrès fantastique et en des remaniements
colossaux. Convergence de désirs, attestée même par des campagnes en apparence
accidentelles : la guerre contre la Perse, voulue par Leibniz dès 1707, se
réalise en 1722 [après sa mort],
lorsqu’une armée russe prend Bakou, occupe le Daghestan, le Ghilan et le
Mazendéran.
Ainsi, par des divinations
mystérieuses, Leibniz et Pierre le grand pressentaient en pensée et en action
la Russie de demain. Leibniz pourtant s’accordait davantage encore avec elle. Pierre
le Grand, en effet, on l’a souvent remarqué, inaugura vraiment la marche
consciente des tars vers la « mer libre ». Et il chercha tantôt vers
la Baltique, tantôt vers le Bosphore. Mais, s’il crut certainement à une
extension sans cesse croissante vers l’Est, si la Sibérie exploitée et
« russifiée » fut, dès ce temps, la fin profonde de l’effort russe,
il ne pensa point au rôle possible de la Chine dans l’expansion slave. Or
Leibniz voyait avant tout la Russie pénétrant la Chine et se laissant pénétrer
par elle. De façon
littérale, pour lui la Russie reliait la
Chine et l’Europe ; de plus, tandis que le czar croyait en sa victoire sur
les Turcs, et finalement en l’extension de son Empire jusque sur le Bosphore,
Leibniz, en dépit de quelques lueurs d’espoir, sacrifiait d’anciens désirs à
une politique nouvelle. Il voulait que Pierre le Grand fût avant tout un
organisateur pacifique, qui, après avoir anéanti son rival nordique, irait
toujours plus loin vers l’est et créerait un Empire vraiment asiatico-européen.
En un sens donc Leibniz s’opposait à Pierre le
Grand et, par une intuition plus géniale, prévoyait une évolution dont nous
sommes encore contemporains.
Lignes qui
se suffisent d’autant mieux à elles-mêmes qu’elles commentent des pensées
et des énigmes vieilles de trois cents ans, et dignes des plus beaux fleurons de la pensée de
l’empire.
J.-L. Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire