mercredi 14 mai 2014

Naissance de l'Eurasie


« Eurasie » : aux yeux de ses think tank et stratèges russes (Alexandre Douguine, Édouard Limonov, porte-parole de l’opposition dite national-bolchevik à V. Poutine), où en passent les frontières ? Question décisive, qui suppose d'abord qu’on les repère dès qu'émerge l’horizon eurasiatique, à l’histoire déjà longue. Les lignes qui suivent racontent sa première heure, la genèse de l’Eurasie, le nom de ses deux inventeurs. Nous les transcrivons du livre publié en 1906 par Jean Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre. Né en 1881, Baruzi entre au Collège de France en 1933 (chaire d’histoire des religions). Quant à Leibniz, né à Leipzig en 1646, il meurt à Hanovre en 1716. On a conservé quelques-unes de ses lettres au czar Pierre le Grand, qui l’avait nommé par décret son « Conseiller intime de Justice », et à ses ministres – le matériau d’archives utilisé par J. Baruzi apparaissant ici cité entre guillemets.

Leibniz juge la Russie une terre riche de destinée. Aisément aujourd’hui les raisons géographiques de l’expansion slave sont aperçues et les conséquences de cette expansion sont pressenties. Mais au XVIIe siècle, à cause des bizarreries cartographiques, il fallait être un clairvoyant pour deviner l’avenir russe. Or Leibniz accroît son enthousiasme à mesure qu’il se rend compte des dimensions colossales de l’œuvre. « Une grande partie du globe de la terre », tout « le nord oriental de notre continent » : ainsi lui apparaît l’Empire russe.

Dès lors, la séparation de l’Asie et de l’Europe est tout à fait arbitraire. Leibniz saisit d’instinct la réalité géographique que les géologues actuels appellent l’Eurasie. Mais de la sorte le problème de l’expansion [européenne] vers l’Orient se précise scientifiquement. La mutuelle pénétration de l’Europe et de la Chine n’est plus une chimère ; elle est exigée par la géographie elle-même. La Chine est à elle seule une « Europe orientale ». Et la Russie a pour mission de la relier à l’Occident, d’accomplir la synthèse de deux civilisations qui s’ignorent. On choisirait un point type : Moscou deviendrait le siège d’un « commerce » entre la Chine et l’Europe, recueillerait avidement, de part et d’autre, et centraliserait les informations et les découvertes. Le czar est ainsi en état de tirer « de l’Europe d’une part, et de la Chine, de l’autre, le meilleur, et de perfectionner par des décisions bienfaisantes ce que toutes deux ont accompli ». La Russie peut combiner en elle-même, avec un équilibre naturel, l’Orient et l’Occident.

Ainsi Leibniz rêve de découvrir un pays en qui se puissent concentrer deux mentalités, en apparence irréductiblement hostiles. Point de vue monadique en quelque sorte, qu’il ne pourra trouver réalisé dans l’expérience. Déjà pourtant, des missions russes sont envoyées en Orient ; le christianisme est introduit heureusement en Sibérie. Dès 1698, Witsen écrivait à Leibniz qu’un prêtre grec était parti de Tobolsk pour Pékin, où il avait bâti un temple moscovite et baptisé vingt Chinois. Mais Leibniz eût sans doute voulu voir des missions protestantes se joindre aux missions romaines et orthodoxes : l’œuvre à réaliser était complexe. On n’atteindrait la Chine que finalement. Il fallait d’abord pénétrer l’Empire russe lui-même et le convertir à la culture européenne. Leibniz eût souhaité peut-être que là, comme partout, s’organisât une active collaboration : les prêtres grecs cherchant à se tracer une route terrestre jusqu’à la Chine ; et les Protestants apportant leurs rites purifiés à d’immenses peuplades barbares. Un projet d’union des Églises, tout secret, s’ajoutait à cet effort d’expansion. Le 16 novembre 1707, Urbich avait averti Leibniz que Pierre travaillait à unir l’Église grecque à l’Église latine, et que le prince Kourakine était chargé de l’œuvre. Le 15 octobre 1710, Urbich parle d’un projet de concile œcuménique. Il écrit à Leibniz, en style diplomatique, qu’il a « proposé Leibniz qui était fort capable de dresser le système ». Mais le concile serait difficilement rendu œcuménique, car il faudrait que le Sultan permît aux patriarches orientaux d’y assister. Or cette permission est douteuse.

Obstacle, et de taille, à ces plans de « grande politique » : l’expansion suédoise, les guerres de Charles XII  Pendant ce temps, la guerre se maintenait dans toute l’Europe et vraisemblablement interdisait les desseins de Leibniz. « Ce qui me ferait fort souhaiter cette paix entre la Suède et la Russie », écrivait-il le 3 janvier 1708, c’est que je voudrais que le czar poussât et perfectionnât son admirable et héroïque dessein de cultiver son vaste Empire et d’y introduire les Sciences, les Arts et les bonnes mœurs. » Un instant peut-être, il crut que Poltawa marquerait la fin des luttes : « Nous avons appris », écrit-il, « des grandes particularités de la défaite et prise de toute l’armée suédoise, qui sera mémorable à jamais dans l’histoire, et servira d’enseignement à la postérité en bien des manières […] Le czar dorénavant s’attirera la considération de l’Europe et aura très grande part aux affaires générales. » Il n’était pas possible d’annoncer plus nettement l’avènement de la Russie comme puissance européenne […] Désormais, l’Europe s’inquiétera de la puissance de Pierre le Grand. Leibniz raillait cet effroi subit : « On dit communément », écrivait-il après Poltawa, « que le czar sera formidable à toute l’Europe, que ce sera comme un Turc septentrional. Mais peut-on l’empêcher de cultiver ses sujets et de les rendre civils et aguerris ? […] Pour moi, qui suis pour le bien du genre humain, je suis bien aise qu’un si grand Empire se mette dans les voies de la raison et de l’ordre […] »

Quelle importance Baruzi donne-t-il à ces plans, et quel poids spécifique à l’alliance du czar et du philosophe (Leibniz ayant aussi conseillé Louis XIV, pour des plans de conquête de l’Égypte, et les jésuites, pour les projets scientifiques de leur mission chinoise) ? Une même aspiration essentielle les gouvernait : transformer les rapports de l’Asie et de l’Europe. L’un ajoutait au fait brut tout un avenir mystique ; l’autre voyait avant tout la puissance future de sa race ; mais tous deux pareillement avaient foi en un progrès fantastique et en des remaniements colossaux. Convergence de désirs, attestée même par des campagnes en apparence accidentelles : la guerre contre la Perse, voulue par Leibniz dès 1707, se réalise en 1722 [après sa mort], lorsqu’une armée russe prend Bakou, occupe le Daghestan, le Ghilan et le Mazendéran.

Ainsi, par des divinations mystérieuses, Leibniz et Pierre le grand pressentaient en pensée et en action la Russie de demain. Leibniz pourtant s’accordait davantage encore avec elle. Pierre le Grand, en effet, on l’a souvent remarqué, inaugura vraiment la marche consciente des tars vers la « mer libre ». Et il chercha tantôt vers la Baltique, tantôt vers le Bosphore. Mais, s’il crut certainement à une extension sans cesse croissante vers l’Est, si la Sibérie exploitée et « russifiée » fut, dès ce temps, la fin profonde de l’effort russe, il ne pensa point au rôle possible de la Chine dans l’expansion slave. Or Leibniz voyait avant tout la Russie pénétrant la Chine et se laissant pénétrer par elle. De façon littérale, pour lui la Russie reliait la Chine et l’Europe ; de plus, tandis que le czar croyait en sa victoire sur les Turcs, et finalement en l’extension de son Empire jusque sur le Bosphore, Leibniz, en dépit de quelques lueurs d’espoir, sacrifiait d’anciens désirs à une politique nouvelle. Il voulait que Pierre le Grand fût avant tout un organisateur pacifique, qui, après avoir anéanti son rival nordique, irait toujours plus loin vers l’est et créerait un Empire vraiment asiatico-européen.

En un  sens donc Leibniz s’opposait à Pierre le Grand et, par une intuition plus géniale, prévoyait une évolution dont nous sommes encore contemporains.

Lignes qui se suffisent d’autant mieux à elles-mêmes qu’elles commentent des pensées et des énigmes vieilles de trois cents ans, et dignes des plus beaux fleurons de la pensée de l’empire.
J.-L. Evard

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