Toute science a ses fétiches :
forte de l’efficacité momentanée de ses méthodes du jour, elle s’autorise des images
du monde, elle fantasme une réalité cachée derrière des apparences qu’elle-même
est pourtant la seule à faire advenir et à transformer. Elle paye ainsi le prix
de la puissance acquise ces quatre derniers siècles : s’en prendre au
donné, pour se faire soi-même sa source, son origine, l’énergie de l’énergie.
Cette puissance, on la dit prométhéenne, par claire allusion au mythe grec.
Mais si cette mythologie lucide nous instruit sur notre condition
technoscientifique, elle le doit aussi à sa vérité pathétique et pathologique.
Notre supplice, à nous qu’aucun aigle ne vient tourmenter sur notre rocher
caucasien, consiste à pouvoir – non, à devoir nous mentir à nous-mêmes, et à
le savoir de telle manière que pourtant nous ne pouvons nous en abstenir. Conscience
non pas fausse mais faussaire. Contraints de fétichiser, de rationaliser à tout
prix notre invraisemblable hyperpuissance technologique, nous ne nous
détrompons qu’à la marge, par contrebande : par le rire. Comme tous les
peuples, nous nous savons condamnés à la fiction du mythe, ce stade infantile
de la raison, et de cette dépendance nous nous vengeons en nous moquant de
nous-mêmes. Pratiquant ainsi ce qu’un grand écrivain nomma un jour l’ « insoutenable
légèreté de l’être », pour bien dire cette malédiction : pour durer,
l’existence exige beaucoup d’inconsistance, et beaucoup de désinvolture pour
échapper à la douleur de l’irresponsabilité – celle de la naissance. Pas de
rationalisme qui, comme on rase les murs, ne louvoie donc entre une mythologie –
qui abrite et dissimule le fétiche – et une pathologie – qui appelle le
palliatif, et de l’expédient fait une vertu. Exemple : les mythologies du
progrès, les bienfaits de sa satire. Souvent, leur auteur est le même,
voyez Lichtenberg, H. G. Wells ou K. Marx.
Intrigué
par le revival de la géopolitique, à
la fin des années 1980, un philosophe historien, Claude Raffestin, avait
remarqué le penchant, pour ne pas dire la passion du schéma géographique chez
les géopoliticiens de la première génération, en particulier l’école de
Haushofer, née en milieu pangermaniste et mûrie en milieu hitlérien. « Les
images sont souvent, aussi, utilisées, pour construire l’ennemi de toutes
pièces […] La supposition de la géopolitique est que chacun peut être ennemi
et, par conséquent, peut être attaqué. Du seul fait que toute agression est
imaginable, il faut la prévenir en attaquant celui qui pourrait la réaliser
quand bien même il n’a jamais pensé à le faire. Les géopoliticiens ont en
quelque sorte implicitement inventé l’agression-fiction et se sont ingéniés par
avance à la suggérer. De ce point de vue, la géopolitique s’apparente davantage
au “jeu de guerre” (Kriegsspiel, wargame)
qu’à une discipline cherchant à identifier des ensembles relationnels […] À de
nombreux égards, la géopolitique est une caricature de la vie politique, dans
la mesure où la politique est réduite à une dimension, celle-là même que Carl
Schmitt a théorisée en 1932 par la formule “la discrimination de l’ami et de
l’ennemi” » (Géopolitique et
Histoire, Payot, 1995).
Le motif
de Cl. Raffestin ? Montrer, cartes géopolitiques à l’appui, que
« sans entrer dans le style même du dessin, on peut parler d’une
efficacité étonnante des images-instruments : la géographie entre les
mains des géopoliticiens devient une dangereuse alchimie de la passion
nationale ». Mais plus on entre dans le détail de la démonstration des
fonctions idéologiques de la géopolitique (relue par Raffestin comme une
projection géographique de l’image du monde pangermaniste puis hitlérienne),
plus on s’étonne de la comparaison avec la forme de la caricature. De deux
choses l’une, en effet : la géopolitique caricature-t-elle le politique,
ou bien subit-elle elle aussi un effet de caricature plus général ?
Traduit-elle de fait la réduction schmittienne de la pluralité politique à la
binarité de l’état d’urgence qui oppose le Souverain dictateur à tous les
ennemis de la Sécurité totale (et dans ce cas, pourquoi parler de
« caricature » quand il s’agirait d’abord de propagande, d'ailleurs totalitaire avant la lettre ?),
ou bien la possibilité élémentaire et rationnelle de distinguer entre le normal
et le pathologique, entre le réel et le modèle, entre la forme et l’informe,
entre la carte et le territoire, cette capacité psychologique vitale, fondement
du sens commun, disparaîtrait-elle en même temps qu’émergerait un monde où il
n’y a plus que moi et mes ennemis ?
Ce qui
émousse et perturbe le plus le raisonnement de Raffestin tient pour une part à
sa propre réduction de la pensée géopolitique au seul cas allemand, comme si
l’école géopolitique n’avait pas eu ses techniciens et ses écrivains en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis aussi, et, de manière plus générale, comme si
elle n’avait pas servi, en connaissance de cause, de science auxiliaire de la
grande stratégie à l’époque des guerres et des révolutions en chaîne – époque
intentionnellement impérialiste des empires. On oublie par exemple ce que dit en
toutes lettres le titre factice donné sans scrupules en 1904 au livre de Mahan,
l’officier américain, par son traducteur français : Le Salut de la race blanche et l’Empire des mers. Là où le
capitaine américain pensait pour son pays, élargissant la doctrine Monroe à la
planète, le Français et son éditeur (Flammarion) ajoutaient la touche
racialiste typique de la rivalité des grandes puissances à la fin du XIXe
siècle, époque où l’Occident, se pensant de moins en moins comme chrétienté
(universalisée) et de plus en plus comme « monde blanc »
(hégémonique), invente les mythologies racialistes et les idéologies
racistes ; époque propice au pangermanisme, au panslavisme et autres
religions séculières de masse pour peuples messies de l’empire universel.
Autant de
points d’histoire qui comptent bien moins, toutefois, que l’erreur de méthode commise en amont,
celle qui commande l’ensemble de l’argument et le choix des pièces à conviction
destinées à l’étayer. De quoi la géopolitique serait au juste la caricature, Raffestin ne le dit pas pour une raison : il commence par citer
le collectionneur Eduard Fuchs, selon qui « aujourd’hui [1901] tout l’art
est sous l’influence de la caricature » – une de ces subtiles exagérations productives
qui, dans la bonne littérature critique, permettent certes de comprendre un
style, de dégager l’esprit du temps, la musique d’une mode ; s’agissant de
notre relation technique aux choses, de notre relation sérieuse à elles, non de
notre rapport mimétique et ironique, les mêmes exagérations s’avèrent souvent
de redoutables mirages, des pièges à amalgame. Tel l’usage que s’en autorise
Raffestin : « De même il est loisible d’affirmer que toute la science
est sous l’influence du modèle qui n’est rien d’autre en fin de compte qu’une
caricature. L’image, la caricature, la carte sont paradoxales, car elles
mobilisent des moyens rationnels pour déclencher des attitudes et des
comportements irrationnels. N’est-ce pas ce que décrit, d’une manière
d’ailleurs insoutenable, Kafka dans La
Colonie pénitentiaire ? De la même manière que la machine de torture,
inventée par l’officier de La Colonie
inscrit sur le corps du soldat le motif de sa punition, la machine géopolitique
tente d’inscrire sur la carte les raisons d’agressions futures dirigées contre
les voisins de l’Allemagne » (p. 247).
En
quelques lignes, l’idée initiale de caricature – Eduard Fuchs et ses Daumier ou
ses Caran d’Ache – aura ainsi changé de sens et de fonction, selon une série de
brèves torsions, ménagées une à une sur les champs d’application du mot et de
ses métaphores. Nul besoin de longues objections, un peu de paraphrase suffira
(oui, la caricature est une image, mais toutes les images ne sont pas des
caricatures ; oui, la carte est une image, mais aussi une schématisation,
tous les modèles ne sont donc pas des paradoxes inconscients ou ironiques,
etc.). Ou encore : oui, la carte n’est pas le territoire (mais Baudrillard
n’a-t-il pas traité Borges de « filou de la
métaphore » !) ; oui, la Marylin d’Andy Warhol n’est ni celle
des Misfits ni celle d’Arthur
Miller ; oui, l’icône n’est pas la présence ; oui, Napoléon Bonaparte
rêvait d’incarner Charlemagne et réquisitionna David pour ce carton-pâte de
la romanité ; oui le monde réel est la caricature ou la monade d’une
infinité de mondes possibles ; oui, toute tragédie se répète comme une
farce, et toute cellule comme une métastase ; oui, tout télescope est un
kaléidoscope (mais la réciproque fait non-sens).
Mais elle
déçoit, cette apocalypse où tous les chats sont gris et où les simulacres ne
dissimulent rien que des masques, où les névrosés, les pervers et les monstres
de la géopolitique jouent à égalité d’impuissance sous l’empire de la même
simulation de monde, tantôt modèle et tantôt caricature, tantôt forme et tantôt
informe. Elle déçoit, cette confusion fatidique, ce mélange des genres, celui
de la caricature et celui de la propagande, celui de la raison critique et
celui de la pulsion dogmatique. Cl. Raffestin s'appuie d’ailleurs sur la thèse d’Eduard Fuchs pour une bonne raison : ce critique d'art fut aussi, dans la social-démocratie allemande à laquelle il appartenait, un propagateur actif du dessin de presse comme arme politique (W. Benjamin lui a consacré une étude fameuse, centrée sur l'idée de la « dialectique destructive de l'œuvre d'art ») – un ancêtre, par conséquent, de l’« agit-prop », des techniques publicitaires de la médiasphère qui traitent l'art et le politique comme une seule et même réalité communicationnelle homogène – le descendant, autrement dit, de l'usage propagandaire de l'art baroque par les jésuites. On comprend comment ces objectifs de traitement sériel de l'opinion publique commandent la confusion ici commentée, celle de la satire et de la propagande. La satire fait rire, la propagande fait honte. La satire est libre, la propagande est servile. Tchakhotine l'appelait le « viol des foules ».
Où
chercher, plus généralement, l’erreur mère de ces équivalences, leur thème pathologique, le nœud de
leur indistinction ? On ne débusquera les rationalisations hypocrites et
les projections délirantes de la pensée géopolitique qu’à la seule condition de
discerner et de nommer sa tare originelle : si elle fétichise les cartes,
les écrans ou les power point comme
les démographes ou l’infographie fétichisent les statistiques, c’est qu’elle
idolâtre l’espace et qu’elle spatialise les durées. Là gît le secret de sa
relation à nos pulsions totalitaires et holistiques : nous couper de la durée, nous fixer
et nous projeter dans l’espace pur, abstrait de ses durées – de l’espace isomorphe
du « grand espace » de l’époque impérialiste à celui, fractal, du
réseau numérique et de la stratosphère d’aujourd’hui –, nous induire à
confondre les surfaces colonisables avec les interfaces où cohabitent et se
succèdent les générations. La bombe démographique qui a déjà commencé
d’imploser a pour mécanisme la même infirmité d’esprit.
J.-L. Evard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire