mercredi 9 avril 2014

Maïdan azimut


Le 1er mars dernier, nous concluions notre Bulletin (« Le méridien de Maïdan ») sur un pronostic que d’aucuns auront pu juger excessif ou lugubre : l’Ukraine, disions-nous, rentre dans l’étau de la dette souveraine et de la réannexion par Moscou. Cinq semaines ont passé, la Crimée vient de repasser dans la main russe, et les préparatifs de pronunciamento et de sécession qui s’accélèrent à l’est du pays nous ramènent au même périlleux exercice de prospective : que réservent aux Ukrainiens et que nous réservent les jours qui viennent ? À l’évidence, l’objectif prioritaire des Russes consiste à rendre impossible la constitution, moyennant élections, d’un gouvernement ukrainien en bonne et due forme : elle entérinerait la chute du désormais fantoche Ianoukovytch – et à tirer tout le profit d’agitation possible de l’actuelle période transitoire. Mais à plus long terme ?

Avant d’exposer l’argument, un bref détour. Rappelons, pour mieux le comprendre, une règle stratégique cruciale énoncée en 1960 par l’Américain Thomas Schelling, un des premiers experts de la théorie des jeux appliquée au politique : « S’engager à sanctionner le dépassement de certaines limites par l’adversaire implique une définition précise de ces dernières sous peine de voir celui-ci tirer parti de cette incertitude pour éviter la mise à exécution de la menace » (Stratégie du conflit). Pour leur plus grande part, les calculs qui guident les initiatives russes face à Kiev (et désormais, sur un ton de menace non déguisée, face à plusieurs capitales des anciens satellites du système pansoviétique) mettent à profit l’axiome de Schelling : ni les États-Unis ni l’Europe des Vingt-Huit n’ayant signalé leurs intentions avec netteté, ils ont par là même donné à Moscou une sorte d’invisible carte blanche – blanche comme la neige des Jeux de Sotchi durant lesquels, à mots à peine couverts, s’est joué, entre autres, le sort de l’Ukraine. La dislocation qui la guette correspond au montant des investissements géopolitiques résolus par Poutine en vue du maintien de l’empire pour les décennies à venir : forte des effets européens du tournant asiatique des États-Unis (dès le début du premier mandat présidentiel d’Obama), forte sur son flanc germanique depuis l’entrée du tandem Schröder / Fischka au conseil d’administration de Gasprom, forte d’avoir sauvé le régime de Bachar el-Assad, la Russie entreprend maintenant de rendre à l’OTAN aussi la monnaie de sa pièce – en force, revenir sur ses marches occidentales, laver les humiliations répétées des années d’effondrement de la structure soviétique (voilà pour le passé récent), multiplier ces exercices en prévision des ressources de puissance bientôt nécessaires aux frontières mongole et chinoise, ainsi que, au sud-ouest, dans les zones maritimes où transite l’or noir.

Mais on manquerait à la précision en faisant de l’unité OTAN l’adversaire (« occidental » ou « atlantique ») de l’empire russe. L’OTAN, agrégat hybride de structures américaines de commandement à petit personnel européen, Moscou sait fort bien comment y enfoncer un coin, et s’y emploie en ce moment même : parce que l’Europe des Vingt-Huit est une zone de libre-échange, une construction mercantile et bancaire, non pas un acteur géopolitique, parce que l’affaire Snowden a rappelé que l’empire américain ne pense pas autrement et la traite en conséquence, parce que les manœuvres pour l’hégémonie impériale se déroulent dans un jeu à trois (USA, Chine, Russie) d’où l’Europe est non pas absente mais inexistante, la stratégie russe de restauration impériale peut s’afficher sans fard, et jouer maintenant tous les avantages tactiques du jour. Dans ce contexte, le réseau est-ouest des gazoducs transcontinentaux s’avère ce qu’il est aussi de fait : une redoutable arme de pouvoir écologique à très haut coefficient stratégique.

Pour mieux prévoir à moyen terme les prochains échelons du drame en cours si près de nos propres banlieues, on évitera donc de faire de l’histoire ancienne : de ressasser les lieux communs de la guerre froide et d’utiliser le schéma corrélatif, celui du duel des années 1950 et 1960 entre OTAN et Pacte de Varsovie. Car la Russie en 2014 ne s’oppose pas à l’Ouest comme si elle était encore l’URSS : la Russie s’est affiliée à une internationale d’un autre genre que le Komintern ou le Kominform, elle fait partie des BRICS, où elle cherche le leadership, et peut espérer l’obtenir. L’efficacité de la stratégie russe sur ses frontières européennes tient à cette polarisation géopolitique de date récente : elle y représente et joue la dynamique des BRICS, alors que l’Europe nage encore dans le XXe siècle et ne se pense que par référence traumatique à lui, y compris dans ses autojustifications idéologiques de paravent dressé contre le spectre d’une troisième guerre sur le continent, répétant ou renouvelant 1914 et 1939. En revanche, dans les manœuvres de grande stratégie triangulaire auxquelles se livrent les États-Unis, la Russie et la Chine, celles-ci, bien que rivales, jouent ensemble la carte BRICS, les États-Unis représentant à eux seuls l’ancien monde dont ils sont – mais comme Nouveau Monde, hémisphère atlantique augmenté de l’hémisphère pacifique en 1941 – l’héritier involontaire et, n’en doutons pas, peu sentimental. Autrement dit : dans le champ de la grande stratégie, celui de long terme, celui qui compte plus que tous les autres, non seulement l’Europe n’existe pas, mais de plus a-t-elle l’intention ferme et manifeste de ne pas compter. Pauvre Ukraine !

Loin des conceptions de Thomas Schelling mais proche de ses soucis spécifiques de citoyen d’une république impériale (et non d’un État-nation), un autre stratégiste américain, Edward Luttwak, définissait ainsi, en 1983, la « règle universelle de la stratégie » : « on ne peut se retirer unilatéralement de la compétition sans dommage, et l’on ne peut y participer sans y mettre le prix » (La Stratégie de l’impérialisme soviétique). Dans la position pire qu’inconfortable qui est la nôtre, celle du spectateur juché de guingois sur son strapontin mal vissé, mettons au moins à profit les jours qui viennent pour méditer notre nouvelle condition d’Européens enfants des conventions de Maastricht, de Nice et de Lisbonne.

J.-L. Evard, 9 avril 2014

Aucun commentaire: