Le 1er mars
dernier, nous concluions notre Bulletin (« Le méridien de Maïdan »)
sur un pronostic que d’aucuns auront pu juger excessif ou lugubre :
l’Ukraine, disions-nous, rentre dans l’étau de la dette souveraine et de la
réannexion par Moscou. Cinq semaines ont passé, la Crimée vient de repasser
dans la main russe, et les préparatifs de pronunciamento
et de sécession qui s’accélèrent à l’est du pays nous ramènent au même
périlleux exercice de prospective : que réservent aux Ukrainiens et que nous
réservent les jours qui viennent ? À l’évidence, l’objectif prioritaire
des Russes consiste à rendre impossible la constitution, moyennant élections,
d’un gouvernement ukrainien en bonne et due forme : elle entérinerait la
chute du désormais fantoche Ianoukovytch – et à tirer tout le profit
d’agitation possible de l’actuelle période transitoire. Mais à plus long
terme ?
Avant
d’exposer l’argument, un bref détour. Rappelons, pour mieux le comprendre, une
règle stratégique cruciale énoncée en 1960 par l’Américain Thomas Schelling, un
des premiers experts de la théorie des jeux appliquée au politique :
« S’engager à sanctionner le dépassement de certaines limites par
l’adversaire implique une définition précise de ces dernières sous peine de
voir celui-ci tirer parti de cette incertitude pour éviter la mise à exécution
de la menace » (Stratégie du conflit).
Pour leur plus grande part, les calculs qui guident les initiatives russes face
à Kiev (et désormais, sur un ton de menace non déguisée, face à plusieurs
capitales des anciens satellites du système pansoviétique) mettent à profit
l’axiome de Schelling : ni les États-Unis ni l’Europe des Vingt-Huit
n’ayant signalé leurs intentions avec netteté, ils ont par là même donné à
Moscou une sorte d’invisible carte blanche – blanche comme la neige des Jeux de
Sotchi durant lesquels, à mots à peine couverts, s’est joué, entre autres, le
sort de l’Ukraine. La dislocation qui la guette correspond au montant des investissements
géopolitiques résolus par Poutine en vue du maintien de l’empire pour les
décennies à venir : forte des effets européens du tournant asiatique des États-Unis
(dès le début du premier mandat présidentiel d’Obama), forte sur son flanc
germanique depuis l’entrée du tandem Schröder / Fischka au conseil d’administration
de Gasprom, forte d’avoir sauvé le régime de Bachar el-Assad, la Russie
entreprend maintenant de rendre à l’OTAN aussi la monnaie de sa pièce – en
force, revenir sur ses marches occidentales, laver les humiliations répétées
des années d’effondrement de la structure soviétique (voilà pour le passé
récent), multiplier ces exercices en prévision des ressources de puissance
bientôt nécessaires aux frontières mongole et chinoise, ainsi que, au
sud-ouest, dans les zones maritimes où transite l’or noir.
Mais
on manquerait à la précision en faisant de l’unité OTAN l’adversaire
(« occidental » ou « atlantique ») de l’empire russe.
L’OTAN, agrégat hybride de structures américaines de commandement à petit
personnel européen, Moscou sait fort bien comment y enfoncer un coin, et s’y
emploie en ce moment même : parce que l’Europe des Vingt-Huit est une zone
de libre-échange, une construction mercantile et bancaire, non pas un acteur
géopolitique, parce que l’affaire Snowden a rappelé que l’empire américain ne
pense pas autrement et la traite en conséquence, parce que les manœuvres pour
l’hégémonie impériale se déroulent dans un jeu à trois (USA, Chine, Russie) d’où
l’Europe est non pas absente mais inexistante, la stratégie russe de
restauration impériale peut s’afficher sans fard, et jouer maintenant tous les
avantages tactiques du jour. Dans ce contexte, le réseau est-ouest des gazoducs
transcontinentaux s’avère ce qu’il est aussi de fait : une redoutable arme
de pouvoir écologique à très haut coefficient stratégique.
Pour
mieux prévoir à moyen terme les prochains échelons du drame en cours si près de
nos propres banlieues, on évitera donc de faire de l’histoire
ancienne : de ressasser les lieux communs de la guerre froide et
d’utiliser le schéma corrélatif, celui du duel des années 1950 et 1960 entre
OTAN et Pacte de Varsovie. Car la Russie en 2014 ne s’oppose pas à l’Ouest
comme si elle était encore l’URSS : la Russie s’est affiliée à une
internationale d’un autre genre que le Komintern ou le Kominform, elle fait partie
des BRICS, où elle cherche le leadership,
et peut espérer l’obtenir. L’efficacité de la stratégie russe sur ses
frontières européennes tient à cette polarisation géopolitique de date
récente : elle y représente et joue la dynamique des BRICS, alors que
l’Europe nage encore dans le XXe siècle et ne se pense que par
référence traumatique à lui, y compris dans ses autojustifications idéologiques
de paravent dressé contre le spectre d’une troisième guerre sur le continent, répétant
ou renouvelant 1914 et 1939. En revanche, dans les manœuvres de grande
stratégie triangulaire auxquelles se livrent les États-Unis, la Russie et la
Chine, celles-ci, bien que rivales, jouent ensemble la carte BRICS, les
États-Unis représentant à eux seuls l’ancien monde dont ils sont – mais comme
Nouveau Monde, hémisphère atlantique augmenté de l’hémisphère pacifique en 1941
– l’héritier involontaire et, n’en doutons pas, peu sentimental. Autrement
dit : dans le champ de la grande stratégie, celui de long terme, celui qui
compte plus que tous les autres, non seulement l’Europe n’existe pas, mais de
plus a-t-elle l’intention ferme et manifeste de ne pas compter. Pauvre
Ukraine !
Loin
des conceptions de Thomas Schelling mais proche de ses soucis spécifiques de
citoyen d’une république impériale (et non d’un État-nation), un autre
stratégiste américain, Edward Luttwak, définissait ainsi, en 1983, la
« règle universelle de la stratégie » : « on ne peut se
retirer unilatéralement de la compétition sans dommage, et l’on ne peut y
participer sans y mettre le prix » (La
Stratégie de l’impérialisme soviétique). Dans la position pire
qu’inconfortable qui est la nôtre, celle du spectateur juché de guingois sur son
strapontin mal vissé, mettons au moins à profit les jours qui viennent pour
méditer notre nouvelle condition d’Européens enfants des conventions de
Maastricht, de Nice et de Lisbonne.
J.-L.
Evard, 9 avril 2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire