mardi 15 avril 2014

L'empire sans domicile fixe


« Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe », note l’empereur des Mémoires d’Hadrien. On ne force pas les intentions de Marguerite Yourcenar, si l’on retient dans cette phrase un élément clef de sa réflexion d’historienne de la forme empire. Le célèbre récit aura hanté  l’écrivain plus de vingt-cinq ans : premières versions entre 1924 et 1926 (manuscrits volontairement détruits), reprises en 1934, 1937 et 1939, parution en 1951 – au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plus de soixante ans ont passé depuis, le livre continuant sa lente révélation de grand classique non pas seulement des productions de la littérature, mais aussi de la philosophie politique. Tout invite donc à se demander ce qui pousse Hadrien, l’empereur déraciné, le César SDF, à calculer la part de ses années de voyage et la durée de ses séjours dans ses provinces, ses tentes, ses résidences – comme s’il singeait quelque jet manager de l’actuelle classe géopolitique.

Depuis la Renaissance, toute pensée du politique commence par récapituler l’histoire de l’empire romain, sur laquelle chaque génération revient comme à la grande énigme contenant toutes les autres. Creuset plus déterminant encore quand à son tour y plonge la génération de Yourcenar (née en 1903), celle qui traversera deux guerres mondiales. De cette empreinte romaine, de sa nouvelle fonction pivot au XXe siècle en particulier, un historien stratégiste, Alain Joxe, a donné, en 1991, une explication convaincante : « Ce que nous devons chercher dans l’Histoire, ce n’est [donc] pas “ce qui a si bien marché” dans le système romain, ultime couronnement de la chaîne des Empires depuis Sumer et Akkad ; il importe plutôt de chercher à quel moment, à quel niveau, de quelle manière le système mondial contemporain héritier de Rome et d’Athènes s’est articulé à la stratégie nucléaire et aux tactiques coercitives fines, autrement dit ce qui a “si mal tourné” . » Autrement dit : la transformation politique de la guerre et de la paix sous l’effet de la dissuasion nucléaire met fin, dit A. Joxe, à la longue histoire de la forme empire et de son type historique le plus pur, le cas romain.

D’évidence, sans jamais se pencher sur de tels raisonnements spécialistes (elle exerçait un autre métier), M. Yourcenar n’aurait jamais consacré tant d’énergie aux Mémoires d’Hadrien si elle n’eût pas pensé, elle aussi, que quelque chose, mais quoi ? « tournait » décidément très mal dans le vieux monde, avant même que ne commençât la fabrication artisanale, puis industrielle du feu nucléaire.

Parmi les motifs profonds et reconnus de la grandeur de son personnage de roman historique, le détachement lucide d’Hadrien adepte de l’enseignement stoïcien vient au premier rang. C’est pourquoi le récit de M. Yourcenar est devenu un inépuisable objet de méditation : Hadrien, succédant à Trajan empereur conquérant, résolu à maintenir l’empire mais sans plus l’étendre, usera son temps à constater l’impossibilité de son projet stratégique – mais sans la comprendre, n’en percevant que quelques symptômes alarmants. Une seule exception dans cette tragédie imperceptible de vingt ans de pouvoir intempestif : ce calcul désabusé des douze ans de transport et des huit ans de vie sédentaire. « […] je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir », songe le jeune Hadrien quand, jeune consul envoyé aux frontières, il se prépare encore à la toge impériale. Programme classique des conservateurs grecs ou romains partisans de l’empire immobile, résumé par le Socrate de La République de Platon (IV 423b) : on peut «  fixer la plus juste limite que nos magistrats doivent assigner à l’accroissement de l’État et à l’étendue de son territoire, après quoi ils renonceraient à toute annexion – quelle est cette limite ? demanda-t-il [= Adimante] – […] tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État [polis], qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà », répond Socrate. Hadrien passera son règne à rêver de cette « fixation », il lui consacrera même, en se contredisant, un fragment de limes érigé par lui au cœur de la « Bretagne », l’île qu’il vient de réunir à Rome comme dessinant l’extrême nord définitif de l’étendue impériale.

Or le même partisan mélancolique de l’impossible empire immobile passe son temps à le sillonner. « J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. » Puis vient l’aveu, la phrase clef, la bourde stratégique, la confidence fatale : « Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants, les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. »

Encore une fois, on ne force pas le récit en donnant à ces lignes la valeur ironique et critique d’un anachronisme furtif mis discrètement par l’auteur dans la bouche de son personnage. La  vitesse qui réjouit le Romain vaut clin d’œil au lecteur : ce plaisir des bolides, nous le projetons avec M. Yourcenar comme une fiction intelligente sur la scène historique. Intelligente, car l’anachronisme ici risqué contient en réalité une thèse véritable – et sérieuse – sur la nature de la forme empire : si l’empereur, d’origine divine par future apothéose, vit en mobile dans un espace-temps immobile, il le menace d’une forte tension dans ses œuvres vives. Hadrien n’étant pas Napoléon, sa jouissance de l’accélération solitaire violente la cinétique collective de son espace-temps, non pas même pour le plaisir de la transgression héroïque, mais par hédonisme – par goût du luxe, de la dépense sensuelle et ostentatoire interdite à ses sujets. Comment ne pas penser au mot aigre mais profond du « prince immobile », à Talleyrand notant dans ses Mémoires : « L’histoire des hommes nous donne ce triste résultat : c’est que l’esprit de destruction accourt dans tous les lieux où les communications deviennent plus faciles. » L’époque du nihilisme de la vitesse vient de commencer.

Quant aux raisons de M. Yourcenar, un siècle après Talleyrand,  de marquer par ce trait subsidiaire l’erreur et la faute de son empereur philosophe, on les devine sans peine. Ne voit-elle pas, dès 1914, des continents entiers se confier au même plaisir incomparable, au même luxe de la vitesse, et pour tous ?

J.-L. Evard

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