« Sur vingt ans de
pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe », note l’empereur des Mémoires d’Hadrien. On ne force pas les
intentions de Marguerite Yourcenar, si l’on retient dans cette phrase un
élément clef de sa réflexion d’historienne de la forme empire. Le célèbre récit
aura hanté l’écrivain plus de vingt-cinq
ans : premières versions entre 1924 et 1926 (manuscrits volontairement
détruits), reprises en 1934, 1937 et 1939, parution en 1951 – au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale. Plus de soixante ans ont passé depuis, le livre
continuant sa lente révélation de grand classique non pas seulement des
productions de la littérature, mais aussi de la philosophie politique. Tout
invite donc à se demander ce qui pousse Hadrien, l’empereur déraciné, le César
SDF, à calculer la part de ses années de voyage et la durée de ses séjours dans
ses provinces, ses tentes, ses résidences – comme s’il singeait quelque jet manager de l’actuelle classe
géopolitique.
Depuis
la Renaissance, toute pensée du politique commence par récapituler l’histoire
de l’empire romain, sur laquelle chaque génération revient comme à la grande
énigme contenant toutes les autres. Creuset plus déterminant encore quand à son
tour y plonge la génération de Yourcenar (née en 1903), celle qui traversera
deux guerres mondiales. De cette empreinte romaine, de sa nouvelle fonction
pivot au XXe siècle en particulier, un historien stratégiste, Alain
Joxe, a donné, en 1991, une explication convaincante : « Ce que nous
devons chercher dans l’Histoire, ce n’est [donc] pas “ce qui a si bien marché”
dans le système romain, ultime couronnement de la chaîne des Empires depuis
Sumer et Akkad ; il importe plutôt de chercher à quel moment, à quel
niveau, de quelle manière le système mondial contemporain héritier de Rome et
d’Athènes s’est articulé à la stratégie nucléaire et aux tactiques coercitives
fines, autrement dit ce qui a “si mal tourné” . » Autrement dit : la
transformation politique de la guerre et de la paix sous l’effet de la
dissuasion nucléaire met fin, dit A. Joxe, à la longue histoire de la forme
empire et de son type historique le plus pur, le cas romain.
D’évidence,
sans jamais se pencher sur de tels raisonnements spécialistes (elle exerçait un
autre métier), M. Yourcenar n’aurait jamais consacré tant d’énergie aux Mémoires d’Hadrien si elle n’eût pas
pensé, elle aussi, que quelque chose, mais quoi ? « tournait »
décidément très mal dans le vieux monde, avant même que ne commençât la
fabrication artisanale, puis industrielle du feu nucléaire.
Parmi
les motifs profonds et reconnus de la grandeur de son personnage de roman
historique, le détachement lucide d’Hadrien adepte de l’enseignement stoïcien
vient au premier rang. C’est pourquoi le récit de M. Yourcenar est devenu un
inépuisable objet de méditation : Hadrien, succédant à Trajan empereur
conquérant, résolu à maintenir l’empire mais sans plus l’étendre, usera son
temps à constater l’impossibilité de son projet stratégique – mais sans la
comprendre, n’en percevant que quelques symptômes alarmants. Une seule
exception dans cette tragédie imperceptible de vingt ans de pouvoir
intempestif : ce calcul désabusé des douze ans de transport et des huit
ans de vie sédentaire. « […] je rêvais d’une armée exercée à maintenir
l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout
accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance
maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par
mourir », songe le jeune Hadrien quand, jeune consul envoyé aux
frontières, il se prépare encore à la toge impériale. Programme classique des
conservateurs grecs ou romains partisans de l’empire immobile, résumé par le
Socrate de La République de Platon (IV
423b) :
on peut « fixer la plus juste limite
que nos magistrats doivent assigner à l’accroissement de l’État
et à l’étendue de son territoire, après quoi ils renonceraient à toute annexion
– quelle est cette limite ? demanda-t-il [= Adimante] –
[…] tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État
[polis],
qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà », répond Socrate. Hadrien passera
son règne à rêver de cette « fixation », il lui consacrera même, en
se contredisant, un fragment de limes érigé
par lui au cœur de la « Bretagne », l’île qu’il vient de réunir à
Rome comme dessinant l’extrême nord définitif de l’étendue impériale.
Or le même partisan mélancolique de l’impossible
empire immobile passe son temps à le sillonner. « J’occupais à tour de
rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles
villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les
huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes,
était encore la préférée. » Puis vient l’aveu, la phrase clef, la bourde
stratégique, la confidence fatale :
« Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs
chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants,
les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. »
Encore une fois, on ne force pas le récit en
donnant à ces lignes la valeur ironique et critique d’un anachronisme furtif mis
discrètement par l’auteur dans la bouche de son personnage. La vitesse
qui réjouit le Romain vaut clin d’œil au lecteur : ce plaisir des bolides,
nous le projetons avec M. Yourcenar comme une fiction intelligente sur la scène
historique. Intelligente, car l’anachronisme ici risqué contient en réalité une
thèse véritable – et sérieuse – sur la nature de la forme empire : si
l’empereur, d’origine divine par future apothéose, vit en mobile dans un
espace-temps immobile, il le menace d’une forte tension dans ses œuvres vives.
Hadrien n’étant pas Napoléon, sa jouissance de l’accélération solitaire
violente la cinétique collective de son espace-temps, non pas même pour le
plaisir de la transgression héroïque, mais par hédonisme – par goût du luxe, de la dépense sensuelle et
ostentatoire interdite à ses sujets. Comment ne pas penser au mot aigre mais
profond du « prince immobile », à Talleyrand notant dans ses Mémoires : « L’histoire des
hommes nous donne ce triste résultat : c’est que l’esprit de destruction
accourt dans tous les lieux où les communications deviennent plus
faciles. » L’époque du nihilisme de la vitesse vient de commencer.
Quant aux raisons de M. Yourcenar, un siècle après
Talleyrand, de marquer par ce trait
subsidiaire l’erreur et la faute de son empereur philosophe, on les devine sans
peine. Ne voit-elle pas, dès 1914, des continents entiers se confier au même
plaisir incomparable, au même luxe de
la vitesse, et pour tous ?
J.-L.
Evard
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