Désormais courant, l’emploi du
drone, en Arabie saoudite comme en Afghanistan, ou au Mali, appelle de toute
évidence la réflexion. Il accélère un débat plus ancien : en accentuant le
processus de séparation physique de l’arme et du combattant, nouveauté datant
du début des années 1960 avec les premières fabrications en série de missiles
téléguidés à charge nucléaire (du type « Minuteman »), le drone indexe
en effet un cycle historique de la révolution des affaires militaires (dite RAM
par abrégé). À cette période remontent aussi, et pour cause, les premières
grandes controverses sur la nature de la stratégie, liées comme les précédentes
aux effets en chaîne d’un armement de type nouveau sur la conduite de la guerre.
On l’avait déjà crue mise en cause par l’apparition des bombardements
anti-cités théorisés aux débuts des années 1920 par le général italien Douhet,
puis, à nouveau, dès les débuts du deterrent
nucléaire. Dans tous ces cas de figure, l’hypothèse amenait la même
question : si surgit une arme passant à tort ou à raison pour
« absolue » – censée, autrement dit, dicter par avance les conditions
matérielles de l’avantage opérationnel définitif –, l’idée même d’initiative stratégique n’en devient-elle
pas dès lors secondaire ? Régulièrement, on finissait aussi par comprendre
l’inconsistance de l’hypothèse même (conjecture toute fantasmagorique, car il
n’y pas d’arme « absolue », du moins tant que les mots ont un sens).
De même
avec le drone : on ne peut rien en dire d’intelligent sans commencer par
discerner ses caractéristiques marquantes et leur signification géopolitique
de longue durée.
La
première concerne les stratégistes. Quoi que fassent valoir leurs divers
arguments et quoi qu’ils entendent les uns et les autres par
« stratégie », tous raisonnent dans le même cadre de référence – le
fait social et technique massif qui commande désormais toute action humaine,
quoi qu’elle vise, et en toute matière (transporter, enseigner, distraire,
commercer, soigner) : le temps zéro
de la télécommunication numérique, conçu
dans les années 1950 en vue de la synchronisation des calculatrices
électroniques des forces armées américaines – suivies de peu par leur rival
soviétique – domine aujourd’hui
largement l’ensemble des réseaux de transmission et de la logistique militaire,
comme il domine l’ensemble des activités des sociétés instituées en réseaux de
communication numériques. L’art de la guerre, comme l’art du commerce ou l’art
de l’industrie culturelle, a lui aussi fini de se reconvertir à la norme dite
du « flux tendu », dont l’âme ne connaît que la donnée statistique
produit de l’intelligence artificielle. Arme nouvelle, le drone ne l’est donc
que de par son gabarit – son envergure restreinte de gros jouet – puisqu’il ne
matérialise aucune réelle découverte technique récente. Tueur programmé, cette
torpille aérienne téléguidée s’inscrit dans une généalogie déjà bien patinée,
celle des armes dites « furtives », à valeur stratégique limite puisque leur usage ignore par
nature et par fonction la différence de la guerre et de la paix, et qu’il ne
permet donc pas aux antagonistes qui s’en servent de déchiffrer leurs véritables
intentions respectives : toute arme furtive s’utilise à la limite obscure
de la guerre secrète, de la drôle de paix et des opérations de police
transfrontalières baptisées « sécurité nationale ». Sous cette
qualité, en rapport direct avec la structure géopolitique du conflit entre
Israël et les milices combattantes telles que le Hamas, le drone frappe avec
régularité au Proche-Orient.
Le drone
réactive par ailleurs les représentations angoissantes suscitées par les
torpilles de la guerre sous-marine nées avec la Première Guerre mondiale :
l’arme sale et maléfique parce que non détectable introduit de la dissymétrie, renforce
donc le style spectral des opérations
de guerre du temps présent. Elle remet d’ailleurs en question le sens même du
mot de « guerre » (et du mot de « paix »), comme le fait
aussi l’idée informe de « terrorisme » et de « guerre au
terrorisme ». Car le drone « liquide » sans préavis, confondant
opérations de police et opérations de guerre, proscriptions, représailles et
décimation préventive; d’où son extrémisme : cette zone grise, cette
surfusion de l’intérieur (le pupitre de commande souterrain du lanceur) et de
l’extérieur (la cible lointaine – quelle que soit la distance, 10 000 ou 20 000
km), sous haute computation numérique. L’artillerie, l’aviation et le génie
opéraient par explosions d’obus, de bombes ou de fourneaux de mine – le drone,
comme la torpille du U-Boot, vise plutôt l’implosion de la balle dum-dum :
la coque trouée cédant sous la pression des eaux, l’immeuble qui s’effondre sur
lui-même, ces formes de la destruction maligne parce que mal prévisible ou mal
détectable valent signature d’une pensée spectrale
du politique, qu’il s’agit de décrire avec soin, parce qu’elle complète la
pratique de la guerre virale apparue
avec les offensives cybernétiques sur le noyau dur des réseaux numériques. Elle
aussi, la guerre virale travaille à
l’implosion : par infestation, par contamination, par paralysie endogène
importée, elle s’en prend au temps stratégique zéro du réseau Internet et de
ses annexes, elle l’inverse en un temps « négatif » : la panne,
l’écran blanc, ou pire, la déconnexion latente, son risque, son bruit de fond. Risque programmé dans la construction même du réel puisque
ce dernier n’a pas d’autre structure que celui d’une machine, d’une
connectique, pas d’autre régime que celui du « flux tendu », et que
toute machine, par nature et par fonction, vaut panne possible, panne
virtuelle, panne en sursis, connexion débranchée ou parasitée, court-circuit en
puissance – comme la grippe aviaire pour les abattoirs qui nous nourrissent,
comme l’analphabétisme génétique, la malformation continue de nos systèmes scolaires et universitaires.
Seconde
caractéristique marquante du drone : la multiplication contemporaine
de ces techniques soft de l’implosion
n’a rien pour surprendre ; elle épouse l’esprit du temps dans ce qu’il a de
moins spectaculaire et de plus ironique, les formes malignes de l’implosion
démographique (désurbanisation des villes, désertification des campagnes), monétaire
(la circulation spectrale des monnaies électroniques traversant les marchés en
ligne et les infectant à la titrisation) ou scolaire (l’allongement de la durée
moyenne d’études pour une baisse continue du niveau de connaissances, la
désinformation active par prolifération de messages redondants et par
conséquent l’intoxication continue de l’opinion publique par gavage optique et
acoustique à intensité létale). « Spectral », il faut donc l’entendre
au sens des physiciens disciples de Fresnel : quand j’expose un solide à
de très hautes fréquences, je l'irradie, j’obtiens l’image photographique de sa possible
déstructuration, j’en fais apparaître toutes les valeurs
« atomiques », y compris celles de son anéantissement, celles de sa
réduction à quelque éphémère potentiel thermonucléaire aveuglant.
Le drone
ne manque donc pas d’avenir, tant s’en faut : cet enfant légitime de la
torpille consolide le régime du Ni Guerre ni paix que nous pratiquons depuis
les années 1930-40, il agrandit le champ des opérations hors droit où les
militaires mènent des actions de police, et les polices des actions de guerre.
Les coûts de fabrication du drone en font pour le moment le privilège des plus
gros investisseurs. Encore un effort de miniaturisation, et il pourra se
démocratiser – en feront acquisition, pour commencer, les discrètes armées de
mercenaires employées comme intermittents de la guerre clandestine (dite aussi
« sale »). Le drone monte en ligne, vecteur d’implosion
infra-stratégique en attente de ses francs-tireurs.
J.-L.
Evard
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