samedi 26 avril 2014

L'empire du drone


Désormais courant, l’emploi du drone, en Arabie saoudite comme en Afghanistan, ou au Mali, appelle de toute évidence la réflexion. Il accélère un débat plus ancien : en accentuant le processus de séparation physique de l’arme et du combattant, nouveauté datant du début des années 1960 avec les premières fabrications en série de missiles téléguidés à charge nucléaire (du type « Minuteman »), le drone indexe en effet un cycle historique de la révolution des affaires militaires (dite RAM par abrégé). À cette période remontent aussi, et pour cause, les premières grandes controverses sur la nature de la stratégie, liées comme les précédentes aux effets en chaîne d’un armement de type nouveau sur la conduite de la guerre. On l’avait déjà crue mise en cause par l’apparition des bombardements anti-cités théorisés aux débuts des années 1920 par le général italien Douhet, puis, à nouveau, dès les débuts du deterrent nucléaire. Dans tous ces cas de figure, l’hypothèse amenait la même question : si surgit une arme passant à tort ou à raison pour « absolue » – censée, autrement dit, dicter par avance les conditions matérielles de l’avantage opérationnel définitif –, l’idée même d’initiative stratégique n’en devient-elle pas dès lors secondaire ? Régulièrement, on finissait aussi par comprendre l’inconsistance de l’hypothèse même (conjecture toute fantasmagorique, car il n’y pas d’arme « absolue », du moins tant que les mots ont un sens).

De même avec le drone : on ne peut rien en dire d’intelligent sans commencer par discerner ses caractéristiques marquantes et leur signification géopolitique de longue durée.

La première concerne les stratégistes. Quoi que fassent valoir leurs divers arguments et quoi qu’ils entendent les uns et les autres par « stratégie », tous raisonnent dans le même cadre de référence – le fait social et technique massif qui commande désormais toute action humaine, quoi qu’elle vise, et en toute matière (transporter, enseigner, distraire, commercer, soigner) : le temps zéro de la télécommunication numérique, conçu dans les années 1950 en vue de la synchronisation des calculatrices électroniques des forces armées américaines – suivies de peu par leur rival soviétique – domine aujourd’hui largement l’ensemble des réseaux de transmission et de la logistique militaire, comme il domine l’ensemble des activités des sociétés instituées en réseaux de communication numériques. L’art de la guerre, comme l’art du commerce ou l’art de l’industrie culturelle, a lui aussi fini de se reconvertir à la norme dite du « flux tendu », dont l’âme ne connaît que la donnée statistique produit de l’intelligence artificielle. Arme nouvelle, le drone ne l’est donc que de par son gabarit – son envergure restreinte de gros jouet – puisqu’il ne matérialise aucune réelle découverte technique récente. Tueur programmé, cette torpille aérienne téléguidée s’inscrit dans une généalogie déjà bien patinée, celle des armes dites « furtives », à valeur stratégique limite puisque leur usage ignore par nature et par fonction la différence de la guerre et de la paix, et qu’il ne permet donc pas aux antagonistes qui s’en servent de déchiffrer leurs véritables intentions respectives : toute arme furtive s’utilise à la limite obscure de la guerre secrète, de la drôle de paix et des opérations de police transfrontalières baptisées « sécurité nationale ». Sous cette qualité, en rapport direct avec la structure géopolitique du conflit entre Israël et les milices combattantes telles que le Hamas, le drone frappe avec régularité au Proche-Orient.

Le drone réactive par ailleurs les représentations angoissantes suscitées par les torpilles de la guerre sous-marine nées avec la Première Guerre mondiale : l’arme sale et maléfique parce que non détectable introduit de la dissymétrie, renforce donc le style spectral des opérations de guerre du temps présent. Elle remet d’ailleurs en question le sens même du mot de « guerre » (et du mot de « paix »), comme le fait aussi l’idée informe de « terrorisme » et de « guerre au terrorisme ». Car le drone « liquide » sans préavis, confondant opérations de police et opérations de guerre, proscriptions, représailles et décimation préventive; d’où son extrémisme : cette zone grise, cette surfusion de l’intérieur (le pupitre de commande souterrain du lanceur) et de l’extérieur (la cible lointaine – quelle que soit la distance, 10 000 ou 20 000 km), sous haute computation numérique. L’artillerie, l’aviation et le génie opéraient par explosions d’obus, de bombes ou de fourneaux de mine – le drone, comme la torpille du U-Boot, vise plutôt l’implosion de la balle dum-dum : la coque trouée cédant sous la pression des eaux, l’immeuble qui s’effondre sur lui-même, ces formes de la destruction maligne parce que mal prévisible ou mal détectable valent signature d’une pensée spectrale du politique, qu’il s’agit de décrire avec soin, parce qu’elle complète la pratique de la guerre virale apparue avec les offensives cybernétiques sur le noyau dur des réseaux numériques. Elle aussi, la guerre virale travaille à l’implosion : par infestation, par contamination, par paralysie endogène importée, elle s’en prend au temps stratégique zéro du réseau Internet et de ses annexes, elle l’inverse en un temps « négatif » : la panne, l’écran blanc, ou pire, la déconnexion latente, son risque, son bruit de fond. Risque programmé dans la construction même du réel puisque ce dernier n’a pas d’autre structure que celui d’une machine, d’une connectique, pas d’autre régime que celui du « flux tendu », et que toute machine, par nature et par fonction, vaut panne possible, panne virtuelle, panne en sursis, connexion débranchée ou parasitée, court-circuit en puissance – comme la grippe aviaire pour les abattoirs qui nous nourrissent, comme l’analphabétisme génétique, la malformation continue de nos systèmes scolaires et universitaires.

Seconde caractéristique marquante du drone : la multiplication contemporaine de ces techniques soft de l’implosion n’a rien pour surprendre ; elle épouse l’esprit du temps dans ce qu’il a de moins spectaculaire et de plus ironique, les formes malignes de l’implosion démographique (désurbanisation des villes, désertification des campagnes), monétaire (la circulation spectrale des monnaies électroniques traversant les marchés en ligne et les infectant à la titrisation) ou scolaire (l’allongement de la durée moyenne d’études pour une baisse continue du niveau de connaissances, la désinformation active par prolifération de messages redondants et par conséquent l’intoxication continue de l’opinion publique par gavage optique et acoustique à intensité létale). « Spectral », il faut donc l’entendre au sens des physiciens disciples de Fresnel : quand j’expose un solide à de très hautes fréquences, je l'irradie, j’obtiens l’image photographique de sa possible déstructuration, j’en fais apparaître toutes les valeurs « atomiques », y compris celles de son anéantissement, celles de sa réduction à quelque éphémère potentiel thermonucléaire aveuglant.

Le drone ne manque donc pas d’avenir, tant s’en faut : cet enfant légitime de la torpille consolide le régime du Ni Guerre ni paix que nous pratiquons depuis les années 1930-40, il agrandit le champ des opérations hors droit où les militaires mènent des actions de police, et les polices des actions de guerre. Les coûts de fabrication du drone en font pour le moment le privilège des plus gros investisseurs. Encore un effort de miniaturisation, et il pourra se démocratiser – en feront acquisition, pour commencer, les discrètes armées de mercenaires employées comme intermittents de la guerre clandestine (dite aussi « sale »). Le drone monte en ligne, vecteur d’implosion infra-stratégique en attente de ses francs-tireurs.

J.-L. Evard


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