Père Desbois,
Depuis des années, vous présidez
l’Association Yahad- In Unum qui, au début des années 2000, en Ukraine, a
réalisé un travail de mémoire et d’histoire unique en son genre :
retrouver des témoins et des rescapés de l’extermination des Juifs d’Ukraine
entre 1941 et 1944, versant oriental de la « destruction des Juifs
d’Europe » (Raul Hilberg). Dès que les troupes de Hitler entrent en
Union soviétique, en juin 1941, et, fonçant vers le cœur du pays, occupent
toute l’Ukraine, y compris la Crimée et ses ports, dès la fin de l’été, les
unités spéciales chargées du grand massacre des Juifs entrent en action.
Commence ce qu’on appelle aujourd’hui la « Shoah par balles »,
expression qui parle d’elle-même : pas de déportations, mais, sur place,
exécutions en masse par fusillades et fosses communes. Au moins un million
trois cent mille morts.
Yad-in
Unum a constitué des archives, repéré les fosses communes, enregistré et classé
des témoignages, organisé des expositions
– dont une à Paris, de juin à novembre 2007, au Mémorial de la Shoah
– pour informer de l’avancement de ses
recherches ; et, en Europe orientale, prospecte d’autres zones de la Shoah
par balles. De par son initiative, Yad-in Unum dispose donc d’un savoir et
d’une capacité de faire savoir du plus haut niveau, internationalement
reconnus ; et cette association à la fois mémorielle et historienne s’est
dotée par là même d’un précieux pouvoir symbolique, puisque, grâce à elle, les
morts ne sont plus des suppliciés disparus sans sépulture, et que des liens
vivants se sont tissés entre les très rares témoins rescapés et nous.
Ne
croyez-vous pas, révérend père, que votre association dispose donc aussi du
moyen d’aider l’Ukraine d’aujourd’hui dans ses épreuves ? Et même qu’elle
en dispose plus que quiconque ?
Permettez-moi,
pour mieux me faire entendre, un bref souvenir presque personnel. Un cousin à
moi qui habitait Berlin-Ouest recevait un jour la visite d’amis avec qui il
résolut d’aller visiter le stade olympique, la chose construite en 1936, qu’il
n’avait jamais vu. Un embouteillage faillit les en empêcher. Et, me
raconta-t-il, lorsqu’il en apprit la raison de la bouche d’un agent de police
(« un match de foot de première division » entre tel et tel clubs
prestigieux), il crut d’abord que ce fonctionnaire le daubait gentiment :
« quoi », se dit mon incurable
idéaliste de cousin, « le stade des nazis, aujourd’hui encore lieu de
sport et de réjouissances ? Impossible
– on ne s’amuse pas sur d’anciens
hauts lieux du pire malheur humain. » Aujourd’hui encore, il n’en parle
pas sans douleur.
Eh bien,
révérend père, vous m’aurez déjà plus qu’à moitié compris : oui, joignez
sans attendre les nouvelles autorités ukrainiennes, ainsi que les collègues de
là-bas avec lesquels vous avez mené vos chantiers, retrouvé les fosses
communes, les noms de lieu, identifié les communautés martyrisées, dressé les
plaques commémoratives, établi les listes, écouté les derniers survivants.
Joignez-les, et dites-leur de déclarer dès aujourd’hui que ces lieux, ces
plaines, ces forêts, ces rivières sont des champs sacrés, campi sacri, campo santo, un
inviolable séjour pour les âmes des morts, un ossuaire que l’on ne foule jamais,
un enclos de recueillement, de prière et de méditation pour les vivants à tenir
à distance, un temple en plein air, adressé aux générations qui viennent pour
qu’elles se souviennent, pour qu’elles comprennent, pour qu’elles transmettent.
Dites bien aux autorités ukrainiennes qu’elles trouveront tout de suite le
soutien actif de tous les Européens de bonne volonté ; qu’elles ne seront
pas seules, et que, liant ce qui est délié – les morts et les vivants, l’Europe
hier et l’Europe demain, le crime et l’expiation – elles prendront l’initiative
d’une grande Délivrance de mémoire et d’avenir. D’un recommencement. D’un
enseignement pour notre pauvre époque génocidaire si démunie devant les traces
de la férocité parfois encore à l’œuvre, en Asie ou en Afrique, si angoissée
par cette indigence infernale, si résignée quant aux difficultés pour la
surmonter et pour désirer l’avenir, en dépit des sinistres passés, avec un peu
plus de confiance.
Révérend
père, ouvrez à la page 215 l’édition allemande (celle de 1982) du grand livre
de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs
d’Europe. Là, vous trouvez sur une carte le détail des cantonnements de
police allemands en Ukraine, ainsi que ceux des troupes auxiliaires roumaines,
en novembre 1941 : Rowno, Kiev, Odessa, Simferopol, Yalta, Taganrog,
Poltawa, Karkov, Tula… Toute l’Ukraine, extensivement. Carte que vous connaissez
bien puisque vous lui avez ajouté, grâce à vos propres recherches, celles des
fosses communes que Yad-in Unum a mises au jour. Et carte qui figure un coin
d’Europe, comme en toutes lettres le rappelle Hilberg, et le titre qu’il a en
bonne connaissance de cause donné à son opus :
« destruction des Juifs d’Europe » – n’est-il pas temps, en ce
moment, de nous en ressouvenir ? Aidons les Ukrainiens à nous aider !
Catharsis pour l’Europe !
Recevez,
révérend père, l’assurance de mon profond respect.
J.-L.
Evard, 3 mars 2014
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