La coïncidence veut que la
géopolitique ait vu le jour dans les années où les sciences physiques
entamaient leur conversion à la relativité, repensant de fond en comble leur mesure
de l’espace-temps. Avec la mécanique quantique puis la physique nucléaire, elles
comprirent le sens profond de leurs expérimentations de la vitesse : passé
un certain seuil d’accélération des corps en mouvement, nous ne pouvons plus parler
euclidien, nous ne pouvons plus construire le temps comme quatrième dimension
s’ajoutant de surcroît aux trois dimensions conventionnelles affectées à
l’espace en langage euclidien. Nous apprenons alors à percevoir le monde à la
vitesse de la lumière : à vivre un monde où la mesure photoélectrique du
temps déforme l’espace, pour la
raison que le corps avec lequel nous mesurons les corps, c’est précisément le
flux lumineux lui-même – flux sans ici ni maintenant puisqu’à l’absolu de la
vitesse des photons propre à cette mesure, il rend indistinctes ces valeurs :
ces ponctualités d’espace et de temps,
il ne les admet que fluentes,
ondulatoires, vibrant comme les cordes de l’actuelle théorie du même nom.
La
fin des années 1890 voit naître, en raisonnement électromagnétique, ce que plus
tard confirmera l’optoélectronique. La mise en évidence de la vitesse de la
lumière résulte, dans l’intuition de Poincaré et d’Einstein, des calculs
établis sur les signaux électriques nécessaires au réglage synchronique des
horloges situées à grande distance les
unes des autres – Einstein comprenant qu’elles ne peuvent pointer le même
instant que si on les imagine
occupant le même point dans l’espace puisque le réglage comprend le temps
nécessaire au signal transmis d’une horloge à l’autre. Exprimé en sens inverse
du processus imaginé, le processus réel de cette relation analogique – le
geste technique du réglage qui corrige le décalage horaire – ne s’énonce donc
qu’à la condition d’admettre que l’écart d’espace entre les horloges vaut aussi
écart de temps. La simultanéité que j’y introduis en les réglant sur la même heure
a pour effet inéluctable sur mon opération qu’elle présuppose, parallèlement à
l’intervalle d’espace nul créé par ce réglage, une annulation de l’intervalle
de temps corrélatif. Surgit ainsi la théorie de la relativité : l’espace
synchrone du temps universel vaut par convention, démontre-t-elle, pour un
horloger se donnant la Terre, par exemple, comme un point, intervalle zéro où
la simultanéité définit justement (et
dénote aussi bien) cette ponctualité
de l’espace et du temps. Le théorème de Pythagore n’est vrai que si l’instant t de la mesure des côtés du triangle
rectangle est le même à chaque sommet ; et il devient faux pour un
observateur placé à l’un de ces sommets.
La
simultanéité du temps présupposée par le théorème de Pythagore est une fiction
dont il fallut affranchir la perception pour pouvoir saisir la déformation liée
à l’équation géométrique de l’hypoténuse, vraie en temps « mort »,
fausse en temps réel. Réciproquement, en temps réel, du point de vue non plus
de l’étendue immobile que je mesure mais de la vitesse constante de la lumière
avec laquelle je la parcoure pour la mesurer, je ne perçois plus que les
déformations de l’espace liées au déplacement. L’expérimentation
optoélectronique qui révèle ces déformations mutuelles de l’espace et du temps et les explique signifie qu’au
temps réel de la transmission des messages (et la mesure de l’espace-temps en
est un) correspond l’espace réel des effets de cette information : elle
déforme l’espace qu’elle définit. Fin de l’espace-temps euclidien : fin
des surfaces et des durées synchrones, fin de l’artifice géométrique et
algébrique de la synchronie prémisse de l’axiomatique grecque. Naissance de la
physique nouvelle : l’espace où nous vivons s’étend et se dilate
différemment selon la vitesse telle ou telle à laquelle je le parcoure. On
comprend la vive émotion de Bergson devant la découverte : il voyait les
sciences galiléennes intégrer l’expérience plastique de la durée sous le signe
de la corrélation intrinsèque de
l’espace et du temps ! Il les voyait renoncer à la
« spatialisation » du temps qu’il n’avait cessé de réfuter au nom du
temps « vécu » déformé par le temps « objectif » des
géomètres !
En
langage quantique, on a d’abord exprimé cette limitation nouvelle du calcul euclidien
par la négative : « Les notions d’onde et de particule doivent être
considérées comme deux abstractions utilisées pour décrire une seule et même
réalité physique. On ne doit pas se représenter cette réalité comme quelque
chose contenant à la fois des ondes et des particules qui réagissent les unes
avec les autres, ni essayer de construire un mécanisme qui puisse décrire
correctement leurs rapports tout en rendant compte du mouvement réel des
particules » (Dirac, 1930). La raison de cet indéterminisme intrinsèque de
l’expérimentation microphysique s’impose
à la longue : l’esprit doit admettre qu’il y a des corps qui n’adviennent
qu’à une certaine vitesse – celle de la lumière – et qu’à cette vitesse, qui
est aussi celle de leur dissipation, ces « corps »
concrètent des phases de la synergie
énergie-matière : elles n’adviennent, elles ne s’incorporent que sous
la forme oscillatoire de l’onde électromagnétique, qui s’avère donc proportion d’énergie et de matière.
Terme à terme, elle vaut proportion de temps et d’espace. Nous cessons alors de
ne « voir » qu’une même proportion fixe, celle de la convention
euclidienne (1 valeur de temps pour 3 valeurs d’espace), nous apprenons à la
varier : tout espace-temps, en perception quantique, se calcule comme la
dégradation d’une valeur-limite, celle de la vitesse de la lumière qui, par
nature et par définition, ignore la différence de l’espace et du temps (elle la
précède), comme elle ignore celle du corpuscule et du flux – et ne connaît que
des rythmes. C’est Bachelard qui,
avec la « rythmanalyse » qu’il introduit dans la Dialectique de la durée (1950), réconciliera le temps
« vécu » des bergsoniens et le temps d’horloge des cartésiens. Avec
lui commence l’art subtil des modulations réciproques
d’espace et de temps.
En
langage mathématique, cette corrélation réciproque et rythmique de l’espace et
du temps s’exprime en substituant à la proportion euclidienne fixe (3 valeurs
d’espace pour 1 valeur de temps) la corrélation relativiste de l’espace et du
temps conçus comme des valeurs variables du point de vue « homogène » et limite de la
lumière qui les rend indistincts, la durée sans espace des photons, ou la densité
sans durée des trous noirs illustrant à l’extrême la même réalité physique de
la « déformation » mutuelle extrême de l’espace et du temps :
leur synergie et leur plasticité. « En raisonnement
quantique […] espace et temps sont rendus homogènes, donc la vitesse qui les
lie est égale à 1, x (désignant
l’espace) et t (désignant le temps)
ont les mêmes dimensions » (M. Balabane et F. Balibar, 1993). De ce fait,
d’ailleurs, le même concept de « fréquence » dénote indistinctement des variations d’espace
(l’inverse d’une longueur d’onde) et des variations de temps (l’inverse d’une
période). Ce n’est là qu’une façon de retrouver et d’exprimer avec cohérence la
relativité intrinsèque de l’espace et du temps mise en évidence par les
accélérations propres à la mesure électrique : au rythme électrique de l’espace-temps. Et c’est la maîtrise technique
de ce fluide « absolu » qu’est l’électricité qui a rendu possible
cette nouvelle technique de mesure. « Absolu » signifie :
détaché – et de fait, l’électricité, le seul corps connu à passer partout en
même temps et à se détacher ainsi de l’espace-temps euclidien (qui, bien
antérieur à la découverte de l’électricité, ignorait une telle ubiquité et une
telle simultanéité), détache de cet espace-temps son arpenteur, celui qui, faisant
corps avec elle, renonce à la simultanéité et à l’ubiquité conventionnelles de
la perception euclidienne des corps maintenus imaginairement immobiles. En
électrifiant notre monde, nous avons changé – irréversiblement –
l’espace-temps : il était fixe comme le firmament d’Aristote, il est
maintenant fluent, fragmenté, « brownien » comme un essaim de
moucherons en brève extase crépusculaire – quantique.
On
comprendra dès lors ce qui infirme et limite aussi, et de plus en plus, les
inductions du raisonnement géopolitique orientant la décision
stratégique : elles ne valent que sous l’hypothèse fictive de la
synchronie universelle, hypothèse que démentent et démontent les déformations
d’espace entraînées par la généralisation du temps réel. Dans l’espace de plus
en plus rétréci où, comme nous tous, vit le stratège, la déformation de
l’espace-temps – sa dislocation tendancielle sous l’effet de l’accélération
optoélectronique –, multiplie les déformations consécutives de la décision
humaine, à commencer par son outil maître de toujours, la pragmatique et la
distinction théorique de la cause et de l’effet. En temps réel, les causes et
les effets tendent nécessairement à s’indifférencier puisque cesse d’opérer le
modèle premier de leur différenciation, c’est-à-dire l’expérience classique de
la succession des événements et des
informations de l’expérience sensible. La déformation optoélectronique de
l’espace-temps empêche les événements de se succéder, elle les corrèle à
volonté : à la vitesse de la lumière qui mesure un espace constant puisque
illimité, tout a lieu en même temps.
Fin de la décision, puisque l’ère de la décision consista à organiser l’agir
humain en vue de certaines fins, grâce à certains moyens – selon le schéma
causaliste élémentaire de l’espace euclidien (ou kantien, c’est tout un).
On
peut certes s’objecter à soi-même que l’espace-temps absolu de la mesure
électrique s’ajoute à l’espace-temps euclidien sans le perturber ni l'altérer, ainsi qu'une nouvelle espèce
vivante en intrusion dans un biotope donné, qui le précède : venant des eaux, nos
ancêtres les sauriens firent intrusion sur les terres émergées et y introduisirent
une mutation, la vie amphibie, suivie de ses conséquences, l'irréversible diversification des formes de vie s'autonomisant en des milieux voisins mais distincts, aérobies ou anaérobies. La comparaison amuse mais ne convainc
pas : la compatibilité illimitée de ces univers est précisément l’hypothèse que la
découverte darwinienne aura rendue la moins vraisemblable. De même, jusqu’à
nouvel ordre, l’histoire des techno-sciences semble montrer que leur tolérance
est limitée : tôt ou tard, elles décrètent obsolescents, puis caducs, un
instrument, une procédure, un concept – avec la même placidité que le monde
grec qui est le nôtre a un jour cessé de tolérer les sociétés sauvages, les
économies rurales, les cultures paléolithiques et même… la géométrie
grecque. L’espace-temps de la lumière détachée de l’espace et du temps
pèse au moins autant sur l’avenir de la stratégie : sur celui du vieil animal
géopolitique. Le sujet stratégique est
devenu un sujet indécis. Pathologie d’un état second qui n’éclaire ni plus
ni moins que son nouvel état normal :
la dissociation et la redistribution quantiques de l’espace-temps. Le
médium, l’électricité, nous révèle son évangile et le nôtre.
J.-L.
Evard, 6 mars 2014
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