jeudi 6 mars 2014

Après le Léviathan, suite (7)


La coïncidence veut que la géopolitique ait vu le jour dans les années où les sciences physiques entamaient leur conversion à la relativité, repensant de fond en comble leur mesure de l’espace-temps. Avec la mécanique quantique puis la physique nucléaire, elles comprirent le sens profond de leurs expérimentations de la vitesse : passé un certain seuil d’accélération des corps en mouvement, nous ne pouvons plus parler euclidien, nous ne pouvons plus construire le temps comme quatrième dimension s’ajoutant de surcroît aux trois dimensions conventionnelles affectées à l’espace en langage euclidien. Nous apprenons alors à percevoir le monde à la vitesse de la lumière : à vivre un monde où la mesure photoélectrique du temps déforme l’espace, pour la raison que le corps avec lequel nous mesurons les corps, c’est précisément le flux lumineux lui-même – flux sans ici ni maintenant puisqu’à l’absolu de la vitesse des photons propre à cette mesure, il rend indistinctes ces valeurs : ces ponctualités d’espace et de temps, il ne les admet que fluentes, ondulatoires, vibrant comme les cordes de l’actuelle théorie du même nom.

La fin des années 1890 voit naître, en raisonnement électromagnétique, ce que plus tard confirmera l’optoélectronique. La mise en évidence de la vitesse de la lumière résulte, dans l’intuition de Poincaré et d’Einstein, des calculs établis sur les signaux électriques nécessaires au réglage synchronique des horloges situées à  grande distance les unes des autres – Einstein comprenant qu’elles ne peuvent pointer le même instant que si on les imagine occupant le même point dans l’espace puisque le réglage comprend le temps nécessaire au signal transmis d’une horloge à l’autre. Exprimé en sens inverse du processus imaginé, le processus réel de cette relation analogique – le geste technique du réglage qui corrige le décalage horaire – ne s’énonce donc qu’à la condition d’admettre que l’écart d’espace entre les horloges vaut aussi écart de temps. La simultanéité que j’y introduis en les réglant sur la même heure a pour effet inéluctable sur mon opération qu’elle présuppose, parallèlement à l’intervalle d’espace nul créé par ce réglage, une annulation de l’intervalle de temps corrélatif. Surgit ainsi la théorie de la relativité : l’espace synchrone du temps universel vaut par convention, démontre-t-elle, pour un horloger se donnant la Terre, par exemple, comme un point, intervalle zéro où la simultanéité définit justement (et dénote aussi bien) cette ponctualité de l’espace et du temps. Le théorème de Pythagore n’est vrai que si l’instant t de la mesure des côtés du triangle rectangle est le même à chaque sommet ; et il devient faux pour un observateur placé à l’un de ces sommets.

La simultanéité du temps présupposée par le théorème de Pythagore est une fiction dont il fallut affranchir la perception pour pouvoir saisir la déformation liée à l’équation géométrique de l’hypoténuse, vraie en temps « mort », fausse en temps réel. Réciproquement, en temps réel, du point de vue non plus de l’étendue immobile que je mesure mais de la vitesse constante de la lumière avec laquelle je la parcoure pour la mesurer, je ne perçois plus que les déformations de l’espace liées au déplacement. L’expérimentation optoélectronique qui révèle ces déformations mutuelles de l’espace et du temps et les explique signifie qu’au temps réel de la transmission des messages (et la mesure de l’espace-temps en est un) correspond l’espace réel des effets de cette information : elle déforme l’espace qu’elle définit. Fin de l’espace-temps euclidien : fin des surfaces et des durées synchrones, fin de l’artifice géométrique et algébrique de la synchronie prémisse de l’axiomatique grecque. Naissance de la physique nouvelle : l’espace où nous vivons s’étend et se dilate différemment selon la vitesse telle ou telle à laquelle je le parcoure. On comprend la vive émotion de Bergson devant la découverte : il voyait les sciences galiléennes intégrer l’expérience plastique de la durée sous le signe de la corrélation intrinsèque de l’espace et du temps ! Il les voyait renoncer à la « spatialisation » du temps qu’il n’avait cessé de réfuter au nom du temps « vécu » déformé par le temps « objectif » des géomètres !

En langage quantique, on a d’abord exprimé cette limitation nouvelle du calcul euclidien par la négative : « Les notions d’onde et de particule doivent être considérées comme deux abstractions utilisées pour décrire une seule et même réalité physique. On ne doit pas se représenter cette réalité comme quelque chose contenant à la fois des ondes et des particules qui réagissent les unes avec les autres, ni essayer de construire un mécanisme qui puisse décrire correctement leurs rapports tout en rendant compte du mouvement réel des particules » (Dirac, 1930). La raison de cet indéterminisme intrinsèque de l’expérimentation  microphysique s’impose à la longue : l’esprit doit admettre qu’il y a des corps qui n’adviennent qu’à une certaine vitesse – celle de la lumière – et qu’à cette vitesse, qui est aussi celle de leur dissipation, ces « corps » concrètent des phases de la synergie énergie-matière : elles n’adviennent, elles ne s’incorporent que sous la forme oscillatoire de l’onde électromagnétique, qui s’avère donc proportion d’énergie et de matière. Terme à terme, elle vaut proportion de temps et d’espace. Nous cessons alors de ne « voir » qu’une même proportion fixe, celle de la convention euclidienne (1 valeur de temps pour 3 valeurs d’espace), nous apprenons à la varier : tout espace-temps, en perception quantique, se calcule comme la dégradation d’une valeur-limite, celle de la vitesse de la lumière qui, par nature et par définition, ignore la différence de l’espace et du temps (elle la précède), comme elle ignore celle du corpuscule et du flux – et ne connaît que des rythmes. C’est Bachelard qui, avec la « rythmanalyse » qu’il introduit dans la Dialectique de la durée (1950), réconciliera le temps « vécu » des bergsoniens et le temps d’horloge des cartésiens. Avec lui commence l’art subtil des modulations réciproques d’espace et de temps.

En langage mathématique, cette corrélation réciproque et rythmique de l’espace et du temps s’exprime en substituant à la proportion euclidienne fixe (3 valeurs d’espace pour 1 valeur de temps) la corrélation relativiste de l’espace et du temps conçus comme des valeurs variables du point  de vue « homogène » et limite de la lumière qui les rend indistincts, la durée sans espace des photons, ou la densité sans durée des trous noirs illustrant à l’extrême la même réalité physique de la « déformation » mutuelle extrême de l’espace et du temps : leur synergie et leur plasticité. « En raisonnement quantique […] espace et temps sont rendus homogènes, donc la vitesse qui les lie est égale à 1, x (désignant l’espace) et t (désignant le temps) ont les mêmes dimensions » (M. Balabane et F. Balibar, 1993). De ce fait, d’ailleurs, le même concept de « fréquence » dénote indistinctement des variations d’espace (l’inverse d’une longueur d’onde) et des variations de temps (l’inverse d’une période). Ce n’est là qu’une façon de retrouver et d’exprimer avec cohérence la relativité intrinsèque de l’espace et du temps mise en évidence par les accélérations propres à la mesure électrique : au rythme électrique de l’espace-temps. Et c’est la maîtrise technique de ce fluide « absolu » qu’est l’électricité qui a rendu possible cette nouvelle technique de mesure. « Absolu » signifie : détaché – et de fait, l’électricité, le seul corps connu à passer partout en même temps et à se détacher ainsi de l’espace-temps euclidien (qui, bien antérieur à la découverte de l’électricité, ignorait une telle ubiquité et une telle simultanéité), détache de cet espace-temps son arpenteur, celui qui, faisant corps avec elle, renonce à la simultanéité et à l’ubiquité conventionnelles de la perception euclidienne des corps maintenus imaginairement immobiles. En électrifiant notre monde, nous avons changé – irréversiblement – l’espace-temps : il était fixe comme le firmament d’Aristote, il est maintenant fluent, fragmenté, « brownien » comme un essaim de moucherons en brève extase crépusculaire – quantique.

On comprendra dès lors ce qui infirme et limite aussi, et de plus en plus, les inductions du raisonnement géopolitique orientant la décision stratégique : elles ne valent que sous l’hypothèse fictive de la synchronie universelle, hypothèse que démentent et démontent les déformations d’espace entraînées par la généralisation du temps réel. Dans l’espace de plus en plus rétréci où, comme nous tous, vit le stratège, la déformation de l’espace-temps – sa dislocation tendancielle sous l’effet de l’accélération optoélectronique –, multiplie les déformations consécutives de la décision humaine, à commencer par son outil maître de toujours, la pragmatique et la distinction théorique de la cause et de l’effet. En temps réel, les causes et les effets tendent nécessairement à s’indifférencier puisque cesse d’opérer le modèle premier de leur différenciation, c’est-à-dire l’expérience classique de la succession des événements et des informations de l’expérience sensible. La déformation optoélectronique de l’espace-temps empêche les événements de se succéder, elle les corrèle à volonté : à la vitesse de la lumière qui mesure un espace constant puisque illimité, tout a lieu en même temps. Fin de la décision, puisque l’ère de la décision consista à organiser l’agir humain en vue de certaines fins, grâce à certains moyens – selon le schéma causaliste élémentaire de l’espace euclidien (ou kantien, c’est tout un).

On peut certes s’objecter à soi-même que l’espace-temps absolu de la mesure électrique s’ajoute à l’espace-temps euclidien sans le perturber ni l'altérer, ainsi qu'une nouvelle espèce vivante en intrusion dans un biotope donné, qui le précède : venant des eaux, nos ancêtres les sauriens firent intrusion sur les terres émergées et y introduisirent une mutation, la vie amphibie, suivie de ses conséquences, l'irréversible diversification des formes de vie s'autonomisant en des milieux voisins mais distincts, aérobies ou anaérobies. La comparaison amuse mais ne convainc pas : la compatibilité illimitée de ces univers est précisément l’hypothèse que la découverte darwinienne aura rendue la moins vraisemblable. De même, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire des techno-sciences semble montrer que leur tolérance est limitée : tôt ou tard, elles décrètent obsolescents, puis caducs, un instrument, une procédure, un concept – avec la même placidité que le monde grec qui est le nôtre a un jour cessé de tolérer les sociétés sauvages, les économies rurales, les cultures paléolithiques et même… la géométrie grecque. L’espace-temps de la lumière détachée de l’espace et du temps pèse au moins autant sur l’avenir de la stratégie : sur celui du vieil animal géopolitique. Le sujet stratégique est devenu un sujet indécis. Pathologie d’un état second qui n’éclaire ni plus ni moins que son nouvel état normal :  la dissociation et la redistribution quantiques de l’espace-temps. Le médium, l’électricité, nous révèle son évangile et le nôtre.

J.-L. Evard, 6 mars 2014

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