vendredi 7 février 2014

La concurrence des spectres




Dans les dernières pages du Léviathan, Hobbes, satisfait sans doute d’achever le vaste ouvrage, n’hésite pas à lâcher la bride au polémiste que jusque-là le théoricien avait à peu près tenu en laisse. « Et si l’on considère l’origine de ce grand Empire ecclésiastique, on s’apercevra aisément que la papauté n’est rien d’autre que le spectre du défunt Empire romain, assis couronné sur sa tombe » (chap. XLVII). On peut dater de ces lignes l’usage régulier des figures de spectres dans la pensée stratégique. En digne champion des Lumières, Hobbes juge que ses lecteurs apprécieront la métaphore comme elle lui vient à lui-même, dans tout le savoureux mordant qu’elle répand un demi-siècle après les premières représentations de Hamlet. Passant des tréteaux aux livres savants, le Spectre nous signale avec prévenance qu’il cesse de nous hanter comme mort vivant, de tracasser la perception, et qu’il commence de nous accompagner comme image de l’imaginaire, image exponentielle, spectre de spectre qui admettra avec bonhomie que les physiciens et les photographes recourent à ses services, l’assujettissent à leurs besognes. Quant aux spirites, il les contentera en leur parlant à l’oreille et dans leurs cénacles, ils ne réclameront plus qu’il apparaisse en personne, et n’importe où. La domestication des spectres touche à son terme. Le bilan s’impose donc : on peut désormais, dès la première moitié du XVIIe siècle européen, d’autant mieux confier les spectres à la littérature qu’ils n’inquiètent plus le réel. Processus contemporain de la désuétude où, de leur côté, vont aussi tomber les sorcières (les derniers bûchers datent eux aussi du début du XVIIe siècle).

La question ne s’en pose qu’avec plus d’insistance de comprendre la raison de la seconde carrière des spectres : pourquoi reviennent-ils en force, une fois dissipées les brumes de la superstition et une fois la nuit chassée de la Terre par l’éclairage électrique a giorno ? Et pourquoi fréquentent-ils avec tant d’assiduité les allées du pouvoir ? Car Hobbes, en les admettant parmi les ressources littéraires de son argumentation anthropologique, ne fait que libérer une tendance qui n’attendait que des circonstances propices pour se donner tout son libre cours. Pour justifier son usage politique de l’histoire romaine, Machiavel, plus d’un siècle avant Hobbes, dans l’Avant-propos de son Discours sur la première décade de Tite-Live, n’hésite pas à interpeller la passion de son lecteur pour les vestiges de l’Antiquité : « Si on considère le respect qu’on a pour l’antiquité, et, pour me borner à un seul exemple, le prix qu’on met souvent à de simples fragments de statue antique, qu’on est jaloux d’avoir auprès de soi ; d’en orner sa maison, de donner pour modèles à des artistes qui s’efforcent de les imiter dans leurs ouvrages, si, d’un autre côté, l’on voit les merveilleux exemples que nous présente l’histoire des royaumes et des républiques anciennes ; les prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie […]. » Les statues de marbre évoquées par Machiavel exercent dans son propos la même fonction, indirecte mais corrosive, que le spectre du texte de Hobbes : ce qui tombe sous le sarcasme rationaliste de l’Anglais (le pape fantoche de César, le fantôme d’un pseudo-pouvoir par succédané) attire au contraire l’éloge de l’héroïsme authentique d’antan sous la plume de l’Italien, et le pousse d’ailleurs à emprunter aux passions religieuses, leurs atours et leur langage : « On ne peut donc laisser perdre cette occasion de voir, après une si longue attente, surgir le rédempteur de l’Italie. Les mots me manquent pour décrire avec quelle passion il serait accueilli dans toutes ces provinces éprouvées par les invasions étrangères, avec quelle soif de vengeance, quelle foi obstinée, quel dévouement, quelles larmes ! » (péroraison du dernier chapitre du Prince). Entre les marbres du Vatican raillés par Hobbes et ceux des collections patriciennes évoqués par Machiavel, la différence n’est pas tant celle du mort définitivement mort et du mort en attente de résurrection que celle du spectre du passé (pour Hobbes, l’empire romain ne sera pas restauré) et du spectre du présent : pour Machiavel, il urge de le restaurer, la grandeur de l’Italie ne dépend de rien d’autre.

La lecture comparée de ces deux scènes stratégiques du pouvoir des spectres jette alors un utile clair-obscur sur une troisième et tout aussi célèbre exploitation du Spectre par la pensée politique : deux siècles après l’édition du Léviathan, en 1848, deux jeunes néo-hégéliens, comme on sait, mettent le communisme à l’ordre du jour au nom du spectre qui hanterait l’Europe. Que penser au juste de leur intention profonde quand ils choisissent de placer le communisme du côté du spectral ? Gardons-nous de trancher trop tôt, remarquons seulement qu’ils ajoutent, au passé et au présent du Spectre déjà établi en tradition, le mode d’un futur, celui d’une « puissance », disent-ils eux-mêmes dans le préambule du Manifeste communiste. Tout indique, néanmoins, que cette attribution téméraire ne suffira pas au spectre du communisme conjuré par nos jeunes-hégéliens. En avril 1993, quand Derrida prononce en Californie la conférence qu’il intitule Spectres de Marx, il la dédie à Chris Hani, un militant communiste de la lutte contre l’Apartheid qui vient d’être assassiné, « un communiste comme tel, un communiste comme communiste », insiste et souligne Derrida pour le distinguer des autres courants antiségrégationnistes, et, vieil argument de toutes les églises persécutées, comme si la vérité d'une doctrine se proportionnait ipso facto à la persistance des martyres perpétrés en son nom. Quant à la conférence elle-même, elle s’intégrait dans un colloque consacré au « dépérissement » du marxisme – précise l’auteur.

Que de morts, soudain ! que de fins pour une « puissance » de l’avenir ! Comme si la seconde carrière du Spectre, lancée par Hobbes, s’achevait par quelque fin interminable où les valeurs de temps – passé, présent et avenir – glissaient dans une sorte d’indistinction ectoplasmique, et y glissaient même non sans une étrange indifférence ; comme si l’imprudence romantique allemande de 1848 (conjurer un spectre de l’avenir !) se payait, un  siècle plus tard, de l’impossibilité fatale de discerner ce qui fut et ce qui vient. Il est vrai que, du vivant même de l'inventeur du spectre de l'avenir et comme si tel avait été son objectif secret, la Nuit où tous les chats ont droit au gris souris de la politique machiavélienne s'était déjà partout répandue : Marx soutenant Bismarck en 1870-71 au nom de l'unité allemande détestera d'abord les communards parisiens dont le patriotisme de desperados retarde à son goût le dénouement souhaité par madame l'Histoire Universelle. Le spectre de 1848 n'avait donc servi que d'estafette mal fardée à la loi d'airain de l'industrialisation exigeant que s'accomplisse la seule volonté de l'industrie la plus lourde. Le raisonnement servira encore un siècle, inusable, à chaque nouvelle hystérie sidérurgique, hauts fourneaux russes ou chinois. Et l'acier fut trempé et les Orages d'acier témoignent de même, par leur promotion pathétique du même métal, de l'indistinction spectrale la plus significative de l'époque, celle des « guerres et des révolutions en chaîne » comme les deux faces jumelles du même phénomène éruptif universel.

Gardons-nous toutefois de toute arrière-pensée malveillante pour la carrière désormais erratique de nos spectres. Contrairement au héros de Shakespeare, tout le monde n’a pas la chance d’avoir son petit spectre à soi. Certes, s’ils fourmillent dans nos pensées comme les romans dans le crâne d’Emma Bovary ou comme les musées dans celui de Salvador Dali, la faute en est aux poètes qui en abusent et à Don Quichotte qui les fréquente. Mais comment les éviter, dans le monde de trouble aloi où brillent pour nous des étoiles anéanties depuis longtemps au firmament et où, même au ciel des fixes et des années-lumière, notre espace-temps ne nous indique aucune orientation que projective de nos rêves diurnes ou nocturnes ? Il faudrait commencer par sortir de l’hypnose et du labyrinthe où nous plonge la passion morbide des Temps modernes pour les spectres. En finir avec les transes et les somnambules.

J.-L Evard, 7 février 2014

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