lundi 17 février 2014

Après le Léviathan, suite (6)


Une des singularités du récent regain des études géopolitiques tient à leur anachronisme tendanciel : par vocation et tradition, elles raisonnent en langage euclidien, par référence à un Espace ou un Grand Espace de type impérial classique où le facteur temps fait figure de parent très pauvre, à qui on concèdera tout au plus, sous la pression des stratégistes attentifs aux vitesses des mouvements de la guerre, un strapontin dans la construction des modèles de conflictualité. Comme une seconde nature, la spatialisation du temps la commande depuis longtemps et ne cèdera pas de sitôt. Le Gros Animal que voudrait gouverner le philosophe roi ou le Bon Pasteur peine ou renâcle, doit-on conclure, à percevoir l’accélération de ses traversées de l’espace, quand bien même les signes et les effets s’en multiplient et s’en accentuent. À la suite de Platon, inventeur du Gros Animal, père de cette allégorie de cachet aristocratique, les philosophes ont une part éminente de responsabilité dans cette torpeur. Car en perfectionnant, comme ils n’ont pas manqué de le faire, le bestiaire de La République, en généralisant l’usage de la métaphore animale dans le raisonnement politique, ils en ont à la longue eux-mêmes effacé et oublié le timbre ironique des commencements.

Cette altération se manifeste déjà chez les refondateurs de la pensée du politique. Pour figurer le Léviathan en  frontispice de son traité, Hobbes a choisi un géant composé d’homoncules : de l’animal biblique ne reste que le nom, mais la chimère qui lui succède n’en possède pas moins son genre de monstruosité puisqu’elle campe un homme lui-même fourmillement de petits hommes. Il y a là  l’ingénieuse mise en scène d’un dédoublement apparent, dont la portée conceptuelle n’a pas manqué son but : le tout – le corps de la collectivité humaine – rassemble tous les hommes mais ne se confond pas avec leur somme. En germe, Hobbes enseigne déjà ce qui plus tard s’appellera la division (du travail, ou la séparation des pouvoirs) : regroupés en corps articulé sous l’effet directeur de la solidarité mécanique ou organique, les individus composent un vivant doté de fins et de moyens, d’institutions et de coutumes, mais que menacent aussi des dangers permanents, discordes et conflits en tout genre, ou des fractures définitives, comme celle du temporel et du spirituel. Le géant qui figure la collectivité humaine tend donc au lecteur de Hobbes deux bras qui diffèrent sur un point capital : l’un brandit un glaive, l’autre une crosse épiscopale. Le Léviathan des Temps modernes nous apparaît comme un vivant divisé, un être dual du moins : s’il incarne un Nous, c’est de contenir le conflit de l’auctoritas et de la potestas en rangeant les hommes d’Église sous le sceptre de la République qui, de ce fait même, se compose, non d’un, mais de deux espaces, le public et le privé. Le corps composite légitimé par la délégation de volonté des sujets du Prince ne s’impose, ne se stabilise que de par cette subdivision. Dans le détail anthropologique du raisonnement, elle en présuppose une autre, sa clef véritable : ce que les hommes ont en commun avec les animaux, la prudence, ne leur suffit pas pour se gouverner, il leur faut de plus la sapience, ou sagesse (Éléments de loi, VI, 4). L’homme géant du Léviathan doit-il sa taille à ce supplément d’âme ? Dans la pensée moderne du politique, la référence rationalisée à l’animalité de l’homme n’a rien d’une aimable plaisanterie : elle a même chassé la référence ironique et mythologique des origines. Du moins en prend-elle la place et y tient-elle en apparence la même fonction – mais on n’entend plus rire en grec, exposer les ressorts du bon gouvernement ne se peut plus qu’avec componction. À bien lire La Fontaine, cet  Ésope contemporain de Hobbes – Pierre Boutang, dans La Fontaine politique, y songea certainement –, on l’entend s’en étonner en aparté.

Quelques lignes du Prince montrent bien qu’au XVIIe siècle cet événement était encore récent. « Sachez donc qu’il existe deux manières de combattre : l’une par les lois, l’autre par la force. L’une est propre aux hommes, l’autre appartient aux bêtes : mais comme très souvent la première ne suffit point, il faut recourir à la seconde. C’est pourquoi il importe qu’un prince sache user adroitement de l’homme et de la bête. Cette distinction fit enseignée en termes imagés par les anciens écrivains : l’éducation d’Achille et d’autres grands seigneurs fut jadis confiée au centaure Chiron, afin qu’il les formât à sa discipline. Et avoir ainsi pour précepteur un être double, demi-homme et demi-bête, n’a qu’une signification : la nécessité pour un prince de savoir user de ces deux natures, car l’une sans l’autre n’est point durable » (chap. XVIII).

Le Florentin maîtrise assez sa matière pour s’autoriser quelque gouaille et laisser filtrer dans son chef-d’œuvre une lueur d’antique : Homère, un centaure, le fils de Thétis et Pélée… Mais le sens de cette escapade ne prête pas à confusion : pour Machiavel, l’autorité ne s’exerce qu’en se divisant entre les deux règnes, l’animal et l’humain, qui, de l’intérieur, travaillent les agrégats sociaux. Division originaire, donnée de nature, et dont l’importance qu’elle prend dans les théorèmes de la souveraineté achève de marginaliser la grande métaphore animale de la tradition théologique et théocratique, celle du Bon Pasteur, pâtre suave et vigilant de brebis qui peuvent s’égarer, voire se dépraver, mais non rugir comme le lion ou ruser comme le renard – les deux animaux choisis par Machiavel pour emblèmes de l’art politique.

Que sont ces animaux devenus ? Tant que la raison politique ne révisera pas le vivier de ses métaphores et continuera de rapprocher nos sociétés de ses voisins d’antan, centaures, dauphins, fourmis ou castors, tant qu’elle n’intégrera pas à ses supputations nos moyens de transports et de communication réels, tant qu’elle ne saisira pas qu’en nous l’animalité diminue à mesure que la cybernétique progresse (laissant le champ libre à la bestialité), tant qu’elle méconnaîtra que l’espace-temps d’une société de cosmonautes et d’internautes se détache à tous points de vue de l’espace-temps des zèbres d’Afrique (et ravale d’ailleurs la bête domestique et sauvage des époques antérieures à l’état de vache folle en puissance), tant qu’elle ne comprendra pas que le règne de la vitesse de la lumière qui nous gouverne soumet le corps sensible et social du Gros Animal à une mutation généralisée parce qu’il soumet aussi à cette vitesse l’espace – le corps terrestre –  auquel se rapporte ce corps sensible et psychophysique, tant que la raison politique ignorera que, désormais, nos véhicules et nos bolides ne sont plus ni des chevaux avec ou sans vapeur ni des pigeons-voyageurs, mais des ondes, des vibrations, des corps semi-conducteurs, des tourbillons électroniques, des nuages particulaires, des bactéries programmées par ordinateurs, tant qu’elle retardera le moment de mesurer les conséquences de ce recul de l’animal au profit du robot –  

« Raison » signifie ratio : proportion, donc rapport. Si le corps du Gros Animal ne perçoit pas que ses animaux de référence ont changé, s’il ne saisit pas que sa vitesse n’est plus celle de la locomotion, mais celle de la propulsion, celle de l’irradiation, celle de la fission ou de la fusion nucléaire, celle de la contamination informatique – alors il ne peut pas non plus percevoir le reste : la subversion de son espace par la traversée de cet espace, la transformation de cet espace en une batterie de rampes de lancement dressées pour y échapper, en support de ses accélérations à répétition, et il ne peut pas non plus percevoir le reste de ce reste : que son corps à lui, le Gros Animal, n’y survit, à cette mutation, que moyennant narcoses, psychotropes et implants en tous genres.

J.-L. Evard, 17 février 2014

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