Une des singularités du récent
regain des études géopolitiques tient à leur anachronisme tendanciel :
par vocation et tradition, elles raisonnent en langage euclidien, par référence
à un Espace ou un Grand Espace de type impérial classique où le facteur temps
fait figure de parent très pauvre, à qui on concèdera tout au plus, sous la
pression des stratégistes attentifs aux vitesses des mouvements de la guerre,
un strapontin dans la construction des modèles de conflictualité. Comme une
seconde nature, la spatialisation du temps la commande depuis longtemps et ne
cèdera pas de sitôt. Le Gros Animal que voudrait gouverner le philosophe roi ou
le Bon Pasteur peine ou renâcle, doit-on conclure, à percevoir l’accélération
de ses traversées de l’espace, quand bien même les signes et les effets s’en multiplient
et s’en accentuent. À la suite de Platon, inventeur du Gros Animal, père de
cette allégorie de cachet aristocratique, les philosophes ont une part éminente
de responsabilité dans cette torpeur. Car en perfectionnant, comme ils n’ont
pas manqué de le faire, le bestiaire de La
République, en généralisant l’usage de la métaphore animale dans le
raisonnement politique, ils en ont à la longue eux-mêmes effacé et oublié le
timbre ironique des commencements.
Cette
altération se manifeste déjà chez les refondateurs de la pensée du politique.
Pour figurer le Léviathan en frontispice
de son traité, Hobbes a choisi un géant composé d’homoncules : de l’animal
biblique ne reste que le nom, mais la chimère qui lui succède n’en possède pas
moins son genre de monstruosité puisqu’elle campe un homme lui-même
fourmillement de petits hommes. Il y a là
l’ingénieuse mise en scène d’un dédoublement apparent, dont la portée
conceptuelle n’a pas manqué son but : le tout – le corps de la
collectivité humaine – rassemble tous les hommes mais ne se confond pas avec
leur somme. En germe, Hobbes enseigne déjà ce qui plus tard s’appellera la
division (du travail, ou la séparation des pouvoirs) : regroupés en corps articulé sous
l’effet directeur de la solidarité mécanique ou organique, les individus
composent un vivant doté de fins et de moyens, d’institutions et de coutumes,
mais que menacent aussi des dangers permanents, discordes et conflits en tout
genre, ou des fractures définitives, comme celle du temporel et du spirituel.
Le géant qui figure la collectivité humaine tend donc au lecteur de Hobbes deux
bras qui diffèrent sur un point capital : l’un brandit un glaive, l’autre
une crosse épiscopale. Le Léviathan des Temps modernes nous apparaît comme un vivant
divisé, un être dual du moins : s’il incarne un Nous, c’est de contenir le
conflit de l’auctoritas et de la potestas en rangeant les hommes d’Église
sous le sceptre de la République qui, de ce fait même, se compose, non d’un,
mais de deux espaces, le public et le privé. Le corps composite légitimé par la
délégation de volonté des sujets du Prince ne s’impose, ne se stabilise que de
par cette subdivision. Dans le détail anthropologique du raisonnement, elle en
présuppose une autre, sa clef véritable : ce que les hommes ont en
commun avec les animaux, la prudence, ne leur suffit pas pour se gouverner, il
leur faut de plus la sapience, ou sagesse (Éléments
de loi, VI, 4). L’homme géant du Léviathan doit-il sa taille à ce
supplément d’âme ? Dans la pensée moderne du politique, la référence
rationalisée à l’animalité de l’homme n’a rien d’une aimable
plaisanterie : elle a même chassé la référence ironique et mythologique
des origines. Du moins en prend-elle la place et y tient-elle en apparence la
même fonction – mais on n’entend plus rire en grec, exposer les ressorts
du bon gouvernement ne se peut plus qu’avec componction. À bien lire La
Fontaine, cet Ésope contemporain de
Hobbes – Pierre Boutang, dans La
Fontaine politique, y songea certainement –, on l’entend s’en étonner en
aparté.
Quelques
lignes du Prince montrent bien qu’au
XVIIe siècle cet événement était encore récent. « Sachez donc
qu’il existe deux manières de combattre : l’une par les lois, l’autre par
la force. L’une est propre aux hommes, l’autre appartient aux bêtes : mais
comme très souvent la première ne suffit point, il faut recourir à la seconde.
C’est pourquoi il importe qu’un prince sache user adroitement de l’homme et de
la bête. Cette distinction fit enseignée en termes imagés par les anciens écrivains :
l’éducation d’Achille et d’autres grands seigneurs fut jadis confiée au
centaure Chiron, afin qu’il les formât à sa discipline. Et avoir ainsi pour
précepteur un être double, demi-homme et demi-bête, n’a qu’une
signification : la nécessité pour un prince de savoir user de ces deux
natures, car l’une sans l’autre n’est point durable » (chap. XVIII).
Le
Florentin maîtrise assez sa matière pour s’autoriser quelque gouaille et laisser
filtrer dans son chef-d’œuvre une lueur d’antique : Homère, un centaure,
le fils de Thétis et Pélée… Mais le sens de cette escapade ne prête pas à
confusion : pour Machiavel, l’autorité ne s’exerce qu’en se divisant entre les deux règnes, l’animal et l’humain, qui, de l’intérieur, travaillent les
agrégats sociaux. Division originaire, donnée de nature, et dont l’importance
qu’elle prend dans les théorèmes de la souveraineté achève de marginaliser la
grande métaphore animale de la tradition théologique et théocratique, celle du
Bon Pasteur, pâtre suave et vigilant de brebis qui peuvent s’égarer, voire se
dépraver, mais non rugir comme le lion ou ruser comme le renard – les deux
animaux choisis par Machiavel pour emblèmes de l’art politique.
Que
sont ces animaux devenus ? Tant que la raison politique ne révisera pas le
vivier de ses métaphores et continuera de rapprocher nos sociétés de ses voisins
d’antan, centaures, dauphins, fourmis ou castors, tant qu’elle n’intégrera pas
à ses supputations nos moyens de transports et de communication réels, tant
qu’elle ne saisira pas qu’en nous l’animalité diminue à mesure que la
cybernétique progresse (laissant le champ libre à la bestialité), tant qu’elle
méconnaîtra que l’espace-temps d’une société de cosmonautes et d’internautes se
détache à tous points de vue de l’espace-temps des zèbres d’Afrique (et ravale
d’ailleurs la bête domestique et sauvage des époques antérieures à l’état de
vache folle en puissance), tant qu’elle ne comprendra pas que le règne de la
vitesse de la lumière qui nous gouverne soumet le corps sensible et social du
Gros Animal à une mutation généralisée parce qu’il soumet aussi à cette vitesse
l’espace – le corps terrestre – auquel
se rapporte ce corps sensible et psychophysique, tant que la raison politique
ignorera que, désormais, nos véhicules et nos bolides ne sont plus ni des
chevaux avec ou sans vapeur ni des pigeons-voyageurs, mais des ondes, des
vibrations, des corps semi-conducteurs, des tourbillons électroniques, des
nuages particulaires, des bactéries programmées par ordinateurs, tant qu’elle
retardera le moment de mesurer les conséquences de ce recul de l’animal au
profit du robot –
« Raison »
signifie ratio : proportion, donc rapport. Si le corps du Gros Animal ne perçoit pas que ses animaux
de référence ont changé, s’il ne saisit pas que sa vitesse n’est plus celle de
la locomotion, mais celle de la propulsion, celle de l’irradiation, celle de la
fission ou de la fusion nucléaire, celle de la contamination informatique –
alors il ne peut pas non plus percevoir le reste : la subversion de son
espace par la traversée de cet espace, la transformation de cet espace en une
batterie de rampes de lancement dressées pour y échapper, en support de ses
accélérations à répétition, et il ne peut pas non plus percevoir le reste de ce
reste : que son corps à lui, le Gros Animal, n’y survit, à cette mutation,
que moyennant narcoses, psychotropes et implants en tous genres.
J.-L.
Evard, 17 février 2014
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