dimanche 16 février 2014

Après le Léviathan, suite (5)


Que vise au juste, dans l’hyperpolitique de Sloterdijk, le préfixe ? Une dimension, dit-il souvent lui-même : le « Grand », l’immensité des étendues de l’hégémonie, l’heure venue, dit-il encore en citant Nietzsche, d’une politique à l’échelle de la Terre (de même pourrait-il, selon cet argument, de même devrait-il citer Carl Schmitt, un des premiers théoriciens d’un modèle systématique de ce « Grand », de cette Grande étendue, pour laquelle il ébauche le « nomos de la terre », le titre de son livre de 1950). Le préfixe ainsi préposé au politique vaut aussi un déictique, il pointe le doigt vers les débuts de cette Grande politique et de son Grand espace de référence : 1494, traité de Tordesillas, la première forme juridique internationale destinée à valider l’échelle globale, tellurique, du politique au moment du partage du monde entre les Grandes puissances de l’époque, l’Espagne et le Portugal acceptant l’arbitrage du Vatican pour délimiter leurs aires d’hégémonie respectives aux bords américain et africain de l’espace atlantique. Ultime service rendu par l’empire romain à l’histoire universelle : au moment de mourir (moins de trente ans avant les débuts du schisme luthérien), la catholicité fait office de médiateur entre les jeunes empires qui lui succèdent et postulent l’empire du Nouveau Monde.

De la manière la plus claire et la plus convaincante, l’hyperpolitique prolonge donc la longue tradition de spatialisation qui, depuis l’âge gréco-romain du politique, conçoit la fonction du pouvoir souverain dans son rapport civique à une frontière et l’histoire génétique de sa croissance, mesurée au lieu du tracé de cette ligne : tracé local des remparts de la cité antique, tracé régional et continental des frontières de l’État des Temps modernes, extrémité transcontinentale, et aérospatiale des zones d’hégémonie du Grand Espace thématisé par les stratèges américains et allemands dès avant la Première Guerre mondiale. La transcroissance du politique en hyperpolitique ne leur avait pas échappé : en juillet 1943, en pleine guerre mondiale, dans la revue Foreign Affairs, Mackinder publie « The Round World and the Winning of the Peace », dont les douze pages récapitulent avec une grande précision les étapes importantes de l’enchaînement qui mène d’un format politique à l’autre, du format romain au format américain – et anticipent, en montrant comment les Alliés préfigurent déjà, dans leur coalition contre les puissances dites de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon), la base d’un gouvernement du globe. Bien entendu, du point de vue atlantique des Alliés et de Sir Halford J. Mackinder, ce gouvernement a pour objectif vital de contenir la masse continentale russe dans ses frontières du moment, de manière à ce que l’empire atlantique se réserve le contrôle exclusif du passage et de la circulation en espace méditerranéen, pacifique et baltique. Cet objectif « atlantique » de la Grande stratégie sous leadership anglo-américain ne change rien au raisonnement hyperpolitique, il le confirme, la Grand stratégie russe l’applique de son côté, partant d’une autre construction spatiale, complémentaire et rivale de sa version, de son versant atlantique. Et les historiens de la stratégie dateront donc de juillet 1943 le commencement de la guerre froide : un an avant le débarquement sur les côtes de Normandie, Mackinder ébauche l’alliance d’après-guerre, celle instaurée avec le traité de l’Atlantique Nord et la création de l’OTAN, que suivra sa symétrique, celle du Pacte de Varsovie.

D’où la question qui s’impose : pourquoi la pensée stratégique paraît-elle à ce point pensée de l’espace, pourquoi semble-t-elle à ce point indifférente à la réalité physique élémentaire qui veut que de tels changements en extension – la dilatation de l’étendue du pouvoir le ralentit – entraînent leurs effets corrélatifs d’intensité – l’accélération du pouvoir corrige le ralentissement de son application à un espace toujours plus vaste –, pourquoi la pensée stratégique paraît-elle réussir à occulter à ce point l’avantage pris par la synchronie sur la diachronie à l’époque de la maîtrise cybernétique de l’espace politique ? Pourquoi semble-t-elle indifférente à l’impensé de cette spatialisation du temps – indifférente au fait évident que l’accélération du franchissement des distances d’espace anéantit tendanciellement cet espace et en induit un tout autre ?

« Tout problème philosophique n’est que le désir refoulé de recevoir une réponse certaine déjà donnée dans la question », note Spengler dans les préliminaires du Déclin de l’Occident. Telle est bien l’intention de la question ici posée à l’hyperpolitique : l’amener à nous préciser à quelles conditions elle prévoit de forcer l’évidence – à quel prix elle envisage de maintenir cette suprématie anachronique de l’espace sur le temps et par là de faire violence aux durées. Sa réponse, certes, dépend de l’agent hyperpolitique tel ou tel à qui nous posons la question.

Dans le cas de Peter Sloterdijk, cette réponse ne se fait pas attendre : « En faisant abstraction des nuances toujours nécessaires dans une telle argumentation, je dirais que la souveraineté est le pouvoir ou la capacité d’utiliser les êtres humains comme des moyens », écrit-il dans son Essai sur l’hyperpolitique. Clair langage ! Au souverain hyperpolitique incombe de choisir de tels moyens. En vue de quelle fin ? Nécessité faisant loi, en vue de construire la cité hyperpolitique, celle qui voit l’espace de l’habiter anéanti par l’accélération généralisée du pouvoir, c’est-à-dire du transport et du confinement (le « parc humain », dit Sloterdijk citant Platon). On connaît la suite et la chanson, nous l’avons sous les yeux et dans l’oreillette : la tyrannie du transport sur le port, du cargo sur le havre, du touriste sur le citadin, de la monnaie électronique sur la valeur d’usage, du téléphone sur l’amitié, du bidonville sur le désert, de la statistique sur la responsabilité.

Mais à poser la même question, celle des fins de l’hyperpolitique, à la poser à qui ne réduit pas la nécessité de la loi à la loi de la nécessité –, peut-on envisager une autre réponse que celle de l’hypothèque platonicienne des moyens suggérée par Sloterdijk ? Oui si l’on commence par convenir que la raison politique ne se confond pas avec la raison d’État, et que c’est précisément dans cet écart que travaille toute pensée stratégique, et pour le maintenir, le sauvegarder face à la loi – toujours expédiente et expéditive  – de la nécessité du jour : pour mettre en sursis une telle nécessité, et même pour la déplacer, pour passer d’une nécessité lourde à une nécessité moins lourde, pour changer de levier avant qu’il ne rompe, ou de point d’appui avant qu’il ne cède. Or la première et grande nécessité du réel hyperpolitique ne touche pas, c’est l’évidence, ses moyens, mais, par priorité élémentaire de raison stratégique, sa perception (en fonction de quoi on envisage ensuite les moyens requis par la fin). Or c’est la spatialisation de l’espace-temps hyperpolitique qui en fausse la perception stratégique – l’erreur étant commise par Mackinder le premier quand il confond les grandeurs d’échelle et compare, dans les premières lignes de son essai de 1943, le futur gouvernement du globe par l’Alliance atlantique à l’état du monde après la défaite russe en Crimée et la défaite française de 1870 à Sedan – deux défaites propices à l’hégémonie de l’hémisphère atlantique sur le continent eurasiatique. Imaginons un tournoi d’échecs dont, à l’insu des joueurs, l’horloge avancerait trois fois plus vite pour les blancs que pour les noirs : les deux adversaires ne se déplacent pas dans le même espace-temps, disparité qui, en toute certitude, mène les noirs à la défaite pour cause d’inconscience. Les stratèges qui, comme Mackinder ou Sloterdijk, négligent l’hétérogénéité de l’espace-temps courent des risques analogues, et pour une raison identique : ils confondent le tournoi avec l’étendue géométrique de l’échiquier, ils raisonnent à surfaces constantes dans un univers à durées variables.

Tant que la raison stratégique persistera à spatialiser les durées, elle imaginera des moyens inadéquats en vue d’une fin chimérique. La Terre n’est pas un échiquier. Pour s’affranchir de cette servitude, pour résilier son obédience à l’espace euclidien, elle doit donc réformer du tout au tout sa perception première de la réalité physique : faire l’apprentissage des durées implique qu’elle cesse de mesurer de l’étendue avec des grandeurs d’espace et qu’elle apprenne à la rapporter au temps mis à la traverser. Ce que Mackinder ne pouvait pas tout à fait prévoir, c’est la dynamique de la dissuasion par la vitesse : dans notre espace-temps stratégique et logistique, celui des télécommunications numériques, les protagonistes ne sont plus contraints de se déplacer pour échanger des signaux et des messages, y compris le signal politique qu’est, dans un conflit, une escarmouche ou une bataille en règle. Le temps de transport du message a disparu du théâtre de la conflictualité, avec la conséquence formidable que l’acteur et le spectateur du conflit, la troupe des comédiens et la foule du public, sont désormais une seule et même personne, une seule et même foule indistinctement émetteur et récepteur (de même le facteur qui distribuait nos lettres est-il un métier disparu, et l’ambassadeur aussi, périmé par le soft power du téléphone et de la vidéosphère). En termes stratégiques conventionnels : là où le temps logistique de la circulation des messages se réduit à rien, le réseau de communication hyperpolitique s’est substitué au théâtre de la représentation politique. (L’erreur d’anachronisme commise par Mackinder en 1943, Sloterdijk l’a d’ailleurs répétée cinquante plus tard en écrivant Le Penseur sur scène : là où il n’y a plus que du réseau, de l’espace zéro, du temps statistique, il perçoit encore une salle de théâtre, un forum, un parc, ses cirques et ses provinces.)

Il faut donc même envisager, et dès maintenant, une hypothèse limite : l’effondrement du temps de circulation des messages préfigure ou signale l’effondrement de l’espace politique aussi – ce qui signerait l’acte de naissance de l’hyperpolitique tel qu’en lui-même, à la limite, comme on voit, de l’hyperpanique : du vertige insidieux qui s’empare du Grand Animal dépossédé de son espace-temps newtonien, otage du temps universel réduit à l’instant zéro et à l'écran plat de la communication.

J.-L. Evard, 16 février 2014

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