Que vise au juste, dans l’hyperpolitique de Sloterdijk, le
préfixe ? Une dimension, dit-il souvent lui-même : le
« Grand », l’immensité des étendues de l’hégémonie, l’heure venue,
dit-il encore en citant Nietzsche, d’une politique à l’échelle de la Terre (de
même pourrait-il, selon cet argument, de même devrait-il citer Carl Schmitt, un des premiers théoriciens d’un
modèle systématique de ce « Grand », de cette Grande étendue, pour
laquelle il ébauche le « nomos de la terre », le titre de son livre
de 1950). Le préfixe ainsi préposé au politique vaut aussi un déictique, il
pointe le doigt vers les débuts de cette Grande politique et de son Grand
espace de référence : 1494, traité de Tordesillas, la première forme
juridique internationale destinée à valider l’échelle globale, tellurique, du
politique au moment du partage du monde entre les Grandes puissances de
l’époque, l’Espagne et le Portugal acceptant l’arbitrage du Vatican pour
délimiter leurs aires d’hégémonie respectives aux bords américain et africain de
l’espace atlantique. Ultime service rendu par l’empire romain à l’histoire
universelle : au moment de mourir (moins de trente ans avant les débuts du
schisme luthérien), la catholicité fait office de médiateur entre les jeunes
empires qui lui succèdent et postulent l’empire du Nouveau Monde.
De
la manière la plus claire et la plus convaincante, l’hyperpolitique prolonge
donc la longue tradition de spatialisation qui, depuis l’âge gréco-romain du
politique, conçoit la fonction du pouvoir souverain dans son rapport civique à
une frontière et l’histoire génétique de sa croissance, mesurée au lieu du
tracé de cette ligne : tracé local des remparts de la cité antique, tracé
régional et continental des frontières de l’État des Temps modernes, extrémité
transcontinentale, et aérospatiale des zones d’hégémonie du Grand Espace thématisé
par les stratèges américains et allemands dès avant la Première Guerre
mondiale. La transcroissance du politique en hyperpolitique ne leur avait pas
échappé : en juillet 1943, en pleine guerre mondiale, dans la revue Foreign Affairs, Mackinder publie
« The Round World and the Winning of the Peace », dont les douze
pages récapitulent avec une grande précision les étapes importantes de
l’enchaînement qui mène d’un format politique à l’autre, du format romain au
format américain – et anticipent, en montrant comment les Alliés préfigurent
déjà, dans leur coalition contre les puissances dites de l’Axe (Allemagne,
Italie et Japon), la base d’un gouvernement du globe. Bien entendu, du point de
vue atlantique des Alliés et de Sir Halford J. Mackinder, ce gouvernement a
pour objectif vital de contenir la masse continentale russe dans ses frontières
du moment, de manière à ce que l’empire atlantique se réserve le contrôle
exclusif du passage et de la circulation en espace méditerranéen, pacifique et
baltique. Cet objectif « atlantique » de la Grande stratégie sous
leadership anglo-américain ne change rien au raisonnement hyperpolitique, il le
confirme, la Grand stratégie russe l’applique de son côté, partant d’une autre
construction spatiale, complémentaire et rivale de sa version, de son versant
atlantique. Et les historiens de la stratégie dateront donc de juillet 1943 le
commencement de la guerre froide : un an avant le débarquement sur les côtes
de Normandie, Mackinder ébauche l’alliance d’après-guerre, celle instaurée avec
le traité de l’Atlantique Nord et la création de l’OTAN, que suivra sa
symétrique, celle du Pacte de Varsovie.
D’où
la question qui s’impose : pourquoi la pensée stratégique paraît-elle à ce point pensée de l’espace, pourquoi semble-t-elle à ce point
indifférente à la réalité physique élémentaire qui veut que de tels changements
en extension – la dilatation de l’étendue du pouvoir le ralentit – entraînent
leurs effets corrélatifs d’intensité – l’accélération du pouvoir corrige le
ralentissement de son application à un espace toujours plus vaste –, pourquoi
la pensée stratégique paraît-elle
réussir à occulter à ce point l’avantage
pris par la synchronie sur la diachronie à l’époque de la maîtrise cybernétique
de l’espace politique ? Pourquoi semble-t-elle
indifférente à l’impensé de cette spatialisation du temps – indifférente
au fait évident que l’accélération du franchissement des distances d’espace
anéantit tendanciellement cet espace et en induit un tout autre ?
« Tout
problème philosophique n’est que le désir refoulé de recevoir une réponse
certaine déjà donnée dans la question », note Spengler dans les
préliminaires du Déclin de l’Occident. Telle
est bien l’intention de la question ici posée à l’hyperpolitique :
l’amener à nous préciser à quelles conditions elle prévoit de forcer l’évidence
– à quel prix elle envisage de maintenir cette suprématie anachronique de
l’espace sur le temps et par là de faire violence aux durées. Sa réponse,
certes, dépend de l’agent hyperpolitique tel ou tel à qui nous posons la
question.
Dans
le cas de Peter Sloterdijk, cette réponse ne se fait pas attendre :
« En faisant abstraction des nuances toujours nécessaires dans une telle
argumentation, je dirais que la souveraineté est le pouvoir ou la capacité
d’utiliser les êtres humains comme des moyens », écrit-il dans son Essai sur l’hyperpolitique. Clair
langage ! Au souverain hyperpolitique incombe de choisir de tels moyens.
En vue de quelle fin ? Nécessité faisant loi, en vue de construire la cité
hyperpolitique, celle qui voit l’espace de l’habiter anéanti par l’accélération
généralisée du pouvoir, c’est-à-dire du transport et du confinement (le
« parc humain », dit Sloterdijk citant Platon). On connaît la suite
et la chanson, nous l’avons sous les yeux et dans l’oreillette : la
tyrannie du transport sur le port, du cargo sur le havre, du touriste sur le
citadin, de la monnaie électronique sur la valeur d’usage, du téléphone sur
l’amitié, du bidonville sur le désert, de la statistique sur la responsabilité.
Mais
à poser la même question, celle des fins de l’hyperpolitique, à la poser à qui
ne réduit pas la nécessité de la loi à la loi de la nécessité –, peut-on
envisager une autre réponse que celle de l’hypothèque platonicienne des moyens
suggérée par Sloterdijk ? Oui si l’on commence par convenir que la raison
politique ne se confond pas avec la raison d’État, et que c’est précisément
dans cet écart que travaille toute pensée stratégique,
et pour le maintenir, le sauvegarder face à la loi – toujours expédiente et
expéditive – de la nécessité du
jour : pour mettre en sursis une telle nécessité, et même pour la
déplacer, pour passer d’une nécessité lourde à une nécessité moins lourde, pour
changer de levier avant qu’il ne rompe, ou de point d’appui avant qu’il ne cède.
Or la première et grande nécessité du réel hyperpolitique ne touche pas, c’est
l’évidence, ses moyens, mais, par priorité élémentaire de raison stratégique,
sa perception (en fonction de quoi on
envisage ensuite les moyens requis par la fin). Or c’est la spatialisation de
l’espace-temps hyperpolitique qui en fausse la perception stratégique –
l’erreur étant commise par Mackinder le premier quand il confond les grandeurs
d’échelle et compare, dans les premières lignes de son essai de 1943, le futur gouvernement
du globe par l’Alliance atlantique à l’état du monde après la défaite russe en
Crimée et la défaite française de 1870 à Sedan – deux défaites propices à
l’hégémonie de l’hémisphère atlantique sur le continent eurasiatique. Imaginons
un tournoi d’échecs dont, à l’insu des joueurs, l’horloge avancerait trois fois
plus vite pour les blancs que pour les noirs : les deux adversaires ne se
déplacent pas dans le même espace-temps, disparité qui, en toute certitude,
mène les noirs à la défaite pour cause d’inconscience. Les stratèges qui, comme
Mackinder ou Sloterdijk, négligent l’hétérogénéité de l’espace-temps courent
des risques analogues, et pour une raison identique : ils confondent le
tournoi avec l’étendue géométrique de l’échiquier, ils raisonnent à surfaces
constantes dans un univers à durées variables.
Tant
que la raison stratégique persistera à spatialiser les durées, elle imaginera
des moyens inadéquats en vue d’une fin chimérique. La Terre n’est pas un
échiquier. Pour s’affranchir de cette servitude, pour résilier son obédience à
l’espace euclidien, elle doit donc réformer du tout au tout sa perception
première de la réalité physique : faire l’apprentissage des durées
implique qu’elle cesse de mesurer de l’étendue avec des grandeurs d’espace et
qu’elle apprenne à la rapporter au temps mis à la traverser. Ce que Mackinder
ne pouvait pas tout à fait prévoir, c’est la dynamique de la dissuasion par la
vitesse : dans notre espace-temps stratégique et logistique, celui des
télécommunications numériques, les protagonistes ne sont plus contraints de se
déplacer pour échanger des signaux et des messages, y compris le signal
politique qu’est, dans un conflit, une escarmouche ou une bataille en règle. Le
temps de transport du message a disparu du théâtre de la conflictualité, avec
la conséquence formidable que l’acteur et le spectateur du conflit, la troupe
des comédiens et la foule du public, sont désormais une seule et même personne,
une seule et même foule indistinctement émetteur et récepteur (de même le
facteur qui distribuait nos lettres est-il un métier disparu, et l’ambassadeur aussi,
périmé par le soft power du téléphone et de la vidéosphère). En termes stratégiques conventionnels : là
où le temps logistique de la circulation des messages se réduit à rien, le réseau de communication hyperpolitique
s’est substitué au théâtre de la
représentation politique. (L’erreur d’anachronisme
commise par Mackinder en 1943, Sloterdijk l’a d’ailleurs répétée cinquante plus
tard en écrivant Le Penseur sur
scène : là où il n’y a plus que du réseau, de l’espace zéro, du temps
statistique, il perçoit encore une salle de théâtre, un forum, un parc, ses cirques et ses provinces.)
Il
faut donc même envisager, et dès maintenant, une hypothèse limite :
l’effondrement du temps de circulation des messages préfigure ou signale
l’effondrement de l’espace politique aussi – ce qui signerait l’acte de
naissance de l’hyperpolitique tel qu’en lui-même, à la limite, comme on voit,
de l’hyperpanique : du vertige insidieux qui s’empare du Grand Animal dépossédé
de son espace-temps newtonien, otage du temps universel réduit à l’instant zéro
et à l'écran plat de la communication.
J.-L.
Evard, 16 février 2014
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