mardi 25 février 2014

Amerikafka


« Dans l’espace, l’homme lui-même, sans conteste un animal diurne, étend son empire au-dessus du monde et, dans le temps, par-delà les heures qui ne lui appartiennent pas, sur la nuit. La nuit, comme le dit Murray Melbin, c’est the last frontier, l’ultime domaine que nous puissions encore coloniser », note Lucius Burckardt en 1989 (dans Le Design au-delà du visible). Et l’historien de l’urbanisation de revenir sur les grandes dates de cette rapide extension, du très court circuit de l’éclairage a giorno maillant la Terre d’un jour perpétuel : éclairage au gaz en 1803 (en manufacture, en Grande-Bretagne) ; introduction du manchon, qui multiplie la luminosité ; lampe à arc de Sir Davy, puis lampe à incandescence, un brevet d’Edison, citoyen du New Jersey par l’ingéniosité de qui le flambeau quitte l’Europe, brille, en 1878, dans le Nouveau Monde – à peu de chose près, en même temps que le jubilé du premier centenaire de l’Independence Day.

En avant-propos de sa retraduction du récit intitulé par Kafka Amerika. Le disparu, Bernard Lortholary évoque non sans joyeuse malice les spéculations, échevelées autant que nombreuses, suscitées par cette géographie parabolique : que diable l’homme de Prague allait-il donc chercher dans la lointaine galère d’outre-Atlantique ? De fait, Kafka semble avoir pris un vif plaisir à puiser dans le Dictionnaire des idées reçues sur l’Amérique et à émailler de ses poncifs le scénario, le script presque, qu’il crayonne à gros traits gras. Technique toute trouvée : accuser l’insignifiance de proscrit prolétarisé du personnage central, en le plongeant dans le gigantisme speed de toutes choses, qui ne l’en rendent que plus dérisoire. Et les accessoires ne manqueront pas, Kafka poussant la lucidité jusqu’à imaginer les autoroutes que le New Deal ne goudronnera que vingt ans plus tard, ou des standards téléphoniques organisés comme les transmissions des gigantesques corps d’armée de la Seconde Guerre mondiale. L’essentiel du dessein de Kafka, il n’en faut pas moins, on s’en doute, le chercher ailleurs : non pas dans ces plaisantes et faciles hyperboles, simples perspectives par passages à la limite, mais dans le malheur à peine visible du héros, qui, de mésaventure en déconfiture, trouve de moins en moins le temps de dormir – ce dont, trop empressés autour de lui, ses nombreux persécuteurs ne feignent pas de s’apercevoir, et ce dont il ne se plaint qu’à peine tant le tempo de l’american way of life le met peu à peu littéralement hors de lui. Face cachée et sérieuse de la parabole prodigue en effets grotesques : la vitesse croissante de la traversée de l’Amérique transforme le malheureux voyageur malgré en lui en un somnambule qui s’ignore.

Effet réel et fatidique du jet lag : tu ne dors plus. Tu ne rêves donc plus. Commence le cauchemar de la raison privée de sommeil et d’imagination au pays des songes – hypothèse de Kafka mise bien en évidence à l’opposé du sommeil de la raison de Goya, bien que les effets de cet état d’exception sur le champ de conscience se rejoignent en monstruosité. La perte progressive du sommeil, l’existence au fil des heures d’une interminable journée sans nuit, voilà l’éclairage qui fait office de filtre imperceptible pour le récit entier, et agit par la suggestion inverse, où nous retrouvons Kafka tel qu’en lui-même : à quelle Faute répond donc un tel supplice ?

Plus encore pourtant nous surprendra d’observer que Kafka n’aura pas été le seul Européen à penser l’Amérique comme la mère de la colonisation du temps et de l’obscurcissement de toutes choses provoqué par leur électrification extensive et intensive. En 1985, Jean Baudrillard traverse les États-Unis en voiture. Il atteint la côte ouest : « On arrête un cheval emballé, on n’arrête pas un jogger qui jogge. L’écume aux lèvres, fixé sur son compte à rebours intérieur, sur l’instant où il passe à l’état second, ne l’arrêtez surtout pas pour lui demander l’heure, il vous boufferait. Il n’a pas de mors aux dents, mais il tient éventuellement des haltères dans les mains, ou même des poids à la ceinture [...] Décidément, les joggers sont les véritables Saints des Derniers Jours et les protagonistes d’une Apocalypse en douceur. Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses propres yeux [...] Toute cette société ici, y compris sa part active et productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour s’arrêter. »

De l’inertie ainsi acquise par accélération continue, on passe, même innocent engrenage démoniaque que chez Kafka, à la nuit : « Tous ces survêtements, jogging suits, shorts vagues et cotonnades flasques, easy clothes : tout ça, ce sont des hardes nocturnes, et tous ces gens qui courent et marchent décontractés ne sont en réalité pas sortis de l’univers de la nuit – à force de porter ces vêtements flottants, c’est leur corps qui flotte dans leurs vêtements, eux-mêmes qui flottent dans leur propre corps. »

De la littérature de qualité et de ses anamorphoses, revenons à la physique qu’elle met en question : non seulement nos deux Euraméricains nous décrivent avec précision des effets psychophysiques de la colonisation intérieure, mais encore décrivent-ils l’intérieur de cette emprise. Il ne dénote pas augmentation de l’étendue, mais perpétuation de la durée par inertie, mise en boucle, puisque l’indistinction électrique et électronique du jour et de la nuit induit l’état second décrit par Kafka et Baudrillard : aube ou crépuscule, une immobile et obscure clarté fuligineuse, « l’univers de Blade Runner, [...] l’univers d’après la catastrophe ». The Day after.

L’avantage le plus net de ces incursions raisonnées dans le musée de notre imaginaire américain ? Dans les valeurs les plus fortes de la perception poétique, dans cet art de l’abrégé homérique du phénomène réel, chercher aussi des issues, un outillage mental pour échapper à l’état second et à la narcose induits par la colonisation intérieure – celle du for intérieur – entamée lors de l’électrification du jour et de la nuit. De l’américanisation du monde à la lumière de l’ampoule électrique puis du néon, vague plus puissante encore que celle de l’horlogerie nautique planétaire réglée sur le méridien de Greenwich, date la crise de l’espace humain coincé entre sa contraction tendancielle par accélérations successives et son immobilisation maligne par effet d’inertie. Car la colonisation intérieure, comme son aînée la colonisation métropolitaine des marges sauvages du cœur des ténèbres, procède sans le moindre souci rythmique : pour réguler, si possible, ses mouvements stochastiques, elle raisonne en statistique. Seules les pannes de ce moteur l’informent de son dérèglement constitutif d’animal désormais privé du sommeil du juste. Bonnes âmes de la décroissance, militez pour la restauration de la nuit !

J.-L. Evard, 26 février 2014

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