mercredi 29 janvier 2014

Smiling nihilism


De bien bon cœur, félicitons le facétieux affichiste qui, pour le compte de je ne sais quelle industrie (tourisme ? automobile ? informatique ?), nous offre en grand format, sur les panneaux publicitaires du métro de Paris, un bref aperçu de la puissance de subversion dont on dispose dans son métier : « Liberté Égalité Rapidité », ainsi fait-il triller le fifre insolite des refrains commerciaux dans la fanfare des solennités politiques. On ne chicanera pas notre homme, il a du savoir-faire, il ira loin, en bon écolier il prit même soin de respecter le mètre impair de la devise qu’il ne persifle guère, douze pieds moins un.
Comme toujours en matière de communication de masse, l’objectif réel de ces produits rhétoriques dépasse tôt ou tard les intentions et les calculs de leurs fabricants. Qui niera que la relation offerte par l’auteur au récepteur de cette formule reste à jamais indéfinissable ? et qu’elle comptera désormais parmi les modèles du genre puisque sa forme impeccable, loin de réduire les équivoques de toute parole, les augmente, y ajoute même la plus-value de plaisir de tous les discours sobrement maîtres de leur propre duplicité ? Qui ne se souviendrait d’un des grands précédents de telle prouesse (« Votre argent m’intéresse », faisait dire une autre affiche, il y a longtemps, à un souriant cadre de banque à dents de vampire – et Baudrillard, à juste titre, avait entrevu dans ce montage publicitaire de quoi renouveler la pensée de la domination. Abrégeons la thèse, résumons son intuition la plus originale : fille de la propagande dont s’arment depuis des siècles les grands appareils religieux et politiques, la publicité s’en détache pour en inaugurer l’époque smiling. Elle la purge de tout son fond mortificatoire, elle construit le rapport de domination, lourd, sur une relation de séduction, flottante. Fin du maître perfide, arrivée du maître pervers.)
Du lourd au léger, on passait du politique au symbolique, la publicité l’emportant sur la propagande du simple fait qu’elle renonçait aux contenus (le « message », idéologique ou théologique, toujours envahissant, conquérant, intolérant, bruyant) et, comme tout séducteur invétéré, n’opérait que sur les formes et leur transformation discrète, le montage, l’échafaudage, le trucage, la prestidigitation – pratiquant avec allégresse ce que, dans l’entre-deux-guerres, Tchakotine nommera à tort et par ingénuité « viol des foules ». En réalité, les virtuoses de la publicité à ses débuts avaient au contraire la très ferme conviction (progressiste !) de libérer les foules du carcan des propagandes – raison même des carrières fulgurantes d’un John Heartfield ou d’un Bertold Brecht, validant et anoblissant comme « art » ce qui déjà faisait office d’industrie. Interface et Nouvelle Alliance de l’art et de l’industrie : le design – un mot qui dit si bien ce qu’il fait (le sens de la trace, le goût de l’immatériel, l’âge des immatériaux, l’élégance de l’éphémère, l’apothéose du futile).
Mais par eux faite industrie légère ; smiling ; flottante, ludique. Industrie post-industrielle : il vole, le plus lourd que l’air plus rapide que toute locomotive. La parole flottante de la publicité flotte dans l’apesanteur des significations comme les objets post-industriels, détachés des lourdeurs de la sidérurgie néolithique, glissent en flux tendus à l’interface des grandes surfaces commerciales et des espaces aériens mis en boucle autour du village planétaire. Du stade du Léger pendant lequel l’industrialisme s’arrache au Großraum, au Grand Espace impérial et force les espaces-temps nucléaire et stratosphérique, on passe désormais au stade du Rapide. Il va s’attaquer, il aura bientôt vaincu le stade du Léger : la transformation publicitaire de la Forme (discours + figure) s’attaque à ses propres formes, l’affiche recule sous l’assaut du clip, du fluo, du flashy, du spot, du laser. C’est au tour de la Forme démontable inventée par les publicitaires designer de l’american way of life de paraître désormais lente et lourde (elle a l’immense tort de se fixer à un support, de coller encore à quelque matière solide, d’exiger un emplacement, une place, un lieu, d’occuper un site, donc de l’usurper) : la publicité se déloge d'elle-même, elle s’attaque à ses propres œuvres comme elle avait déclaré la guerre à la propagande, elle subvertit le Léger en le truffant et en le minant de Rapide, elle substitue le flux au design, le bit au signe, le langage binaire et pulsatile, qui dicte, aux langages trinitaires et plastiques, qui argumentaient le clin d'œil au boniment.
À cette mutation ne s’arrête pas le coup de maître de notre facétieux opérateur de Rapidité (coup de maître ? oui, quelle prouesse d’accélération que de mettre le Léger en apesanteur grâce à la vitesse de la lumière des clips et des spots, des puces et des pads !). Lucide, conscient de son empire, il n’en perd pas pour autant sa modestie. « Attention ! », dit-il à la République, « je te fais manger dans ma main, je te prends la Fraternité, je te fais crédit du reste car je repasserai bientôt, plus discrètement encore, et je le raflerai aussi. Heureuse si tu t’en avises ! Que t’importe d’ailleurs, il y a longtemps que tu m’as confié les pleins pouvoirs. Reconnais que je n’en abuse pas, et qu’à ton règne il ne manquait que moi. Me voici. Vaque en paix, je ne te lâche pas, ô République ancêtre de ma Loi ! »
J.-L. Evard, 29 janvier 2014

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