vendredi 31 janvier 2014

Kiev en croix


Comme il n’y a d’historiens que secourus par les poètes qui leur enseignent de quels événements possibles se tisse le présent, leur montrent comment ce fait divers et contingent que nous appelons le réel nous voile des mondes possibles, de même n’y a-t-il de géographes que cultivant aussi une géographie imaginaire – cartes nautiques où s’ébattent les Néréides, corps célestes tombeaux éponymes de nos ancêtres, confins apocalyptiques de l’antimatière, extinction entropique du Soleil et autres leçons des ténèbres. Quand ces poètes précepteurs des historiens s’avèrent de surcroît des géographes ingénieux, il urge de les écouter avec attention.

La chance veut qu’à chaque génération la Russie engendre quelques poètes immenses, et que l’un d’entre eux, notre contemporain Joseph Brodsky, mort en exil à New York peu avant l’évaporation du régime soviétique dans l’effervescence des Droits de l’Homme, ait expliqué la nature de ce singulier privilège qu’est la continuité de la plus haute poésie de langue russe depuis si longtemps : nous autres gens de lettres russes, disait-il en Ovide désœuvré, nous tenons lieu de classe politique, celle qui, en Occident, gouverne (« la Russie, au contraire des nations qui ont le bonheur de posséder une tradition législative, des institutions élues, etc., n’est en mesure de se comprendre elle-même que par le truchement de la littérature »). Dans le cas de Brodsky, la chance russe prit même des proportions insolentes : le père du poète exerçait le métier de géographe. À nous, aujourd’hui, reste ce cadeau des dieux : un poète russe du XXe siècle, et né d’un géographe – Clio et Uranie parlant d’une seule voix. Peut-elle nous aider à mieux comprendre de quoi il retourne dans la tornade ukrainienne ?

Oui, si nous lisons Loin de Byzance, publié par Brodsky en 1985 (et paru aux éditions Fayard en 1988). Quarante pages nées d’une de ces lubies qui, élevées à la puissance d’une idée fixe, président aux coups de maître, aux grandes inventions, nobles ou criminelles. Pour ses voyages de jeune homme, il avait plu au poète de se prescrire une règle aussi parodique que méthodique, aussi maniaque que géométrique : partant du nord, de Saint-Pétersbourg où il réside, s’aventurer outre Russie, soit vers le sud, le long du méridien, soit, vers l’ouest et l’est, en longeant le parallèle de référence. À deux degrés géodésiques près, la ligne nord-sud passe aussi par Istanbul – donc par Byzance et par conséquent, en remontant sur ce même méridien la trajectoire de la flèche du temps, passe aussi par Constantinople, la capitale de l’empire romain d’Orient fondée par le premier César chrétien de l’histoire. Le géographe coordonnant de l’espace se fait ainsi poète habitant l’espace-temps : le véritable travail philosophique peut alors commencer.

Comme tous les preux adeptes de Clio, Brodsky chérit les détails où la muse enchâsse ses plus grands secrets. À quoi tient donc que Constantin, ayant écouté la colombe de l’Esprit saint, l’emporte sur les barbares, se convertisse et transforme le christianisme en religion d’État puis fonde la seconde Rome en adoptant pour sigle la croix grecque que, plus tard, s’appropriera la chrétienté orthodoxe tout entière pour se démarquer de la croix romaine pétrinienne ? L’explication la plus sobre et la plus prosaïque s’impose aussi  – infaillible principe heuristique du rasoir d’Occam – comme la plus convaincante : Constantin quitte Rome mais non sans en emporter avec lui l’opérateur symbolique par excellence, l’antique plan de camp en damier de la cité antique, par abrégé, donc, la croix isométrique que nous disons grecque. « Et le plan de tout établissement romain reproduit justement une croix : un grand axe central, qui va du nord au sud (comme le Corso à Rome), en recoupe un autre qui va d’est en ouest. » Il y eut donc, qui n’en conviendrait ! trafic de croix, et par contrebande : si César tient parole en se convertissant, c’est en dupant le bon Dieu (qui, rassurons-nous, en verra bien d’autres). Il y a croix et croix, comme il y a Christ et Antéchrist.

Constantin, comprend Brodsky, n’emmène pas le christianisme en Orient, il ramène au contraire l’Orient vers son bord occidental, et ce pour deux raisons, disparates mais finalement combinées. Le christianisme lui-même, dès le départ (avant Constantin), se nourrit d’une importation orientale (où Paul de Tarse substitue le thème asiatique du salut futur par la résurrection au thème juif de l’obligation actuelle par l’éthique). Seconde impulsion orientale de cette opération de transfert des capitales de l’empire : face aux Goths en tout genre, Constantinople (après Constantin) lâche Rome, et n’hérite de la fonction de métropole qu’en instituant la moins chrétienne des formes de cité chrétienne : celle où règne un César haut dignitaire de l’Église – le « césaro-papisme », la forme bâtarde de régime théocratique qui ulcère pendant des siècles tous les adeptes de la séparation des pouvoirs et du Royaume qui n’est pas de ce monde. La seconde Rome, observe Brodsky, au moment de la conquête turque et de l’islamisation, changera sans doute d’évangile (sur les toits de Sainte-Sophie, le croissant détrône la croix), elle ne changera pas pour autant de régime politique : le commandeur des croyants est aussi un chef de guerre, l’islam byzantin et le christianisme orthodoxe pratiquant la même intimité indivisible du temporel et du spirituel.

Remarquable chassé-croisé, superbe jeu de dupes : l’évangélisation, bien avant les croisades, se comprend comme une occidentalisation et procède pourtant par orientalisation ! La christianisation qui l’emporte sur les juifs et les païens se traduit par une gigantesque mise en croix romaine des hémisphères ! « Byzance était un pont qui menait en Asie, mais la circulation sur ce pont se faisait dans l’autre sens. » Pour Constantin, « Byzance était une croix, à la fois symbolique et littérale, une intersection de routes commerciales, de pistes caravanières, etc. – d’est en ouest aussi bien que du nord au sud. Ce seul point pouvait suffire à attirer son attention sur une contrée qui avait donné au monde (au VIIe siècle avant Jésus-Christ) cette chose qui a la même signification dans toutes les langues : l’argent. » (À cette induction, j’en ajoute une autre : à la tradition de la première Rome la seconde ajoute un outil mental et politique au moins aussi décisif que la monnaie, à savoir la raison dogmatique. L’« islamisme » tel que l’entendent les penseurs de la matrice chrétienne n’est que leur manière discrète, et hypocritique, de réprouver la plus-value de dogmatisme donnée par le Coran à son aînée, la dogmatique spontanée – et trinitaire – du socle romano-chrétien.)

De la seconde Rome à la troisième, Moscou, le chemin passa par Kiev : « Cependant, le christianisme que la Russie de Kiev reçut de Byzance au IXe siècle n’avait déjà plus rien à voir avec Rome. Car, sur le chemin de la Russie, le christianisme n’avait pas seulement abandonné ses toges et ses statues, mais aussi le code civil de Justinien. » Ainsi l’Orient remonta-t-il aussi vers le nord, selon une orientation que Brodsky imagine constante dans le mouvement universel de civilisation des sociétés. Encore une croix ! « Les civilisations se déplacent le long des méridiens ; les nomades (nos guerriers contemporains y compris, car la guerre est un écho de l’instinct nomade), le long des parallèles. On dirait, là encore, une autre version de la croix que Constantin vit en rêve. »

On l’a compris, la géographie théologico-politique de Joseph Brodsky ne remonta aussi loin dans le temps, vers le rêve de Constantin que nous admirons aujourd’hui sur la fresque de Piero della Francesca, que pour aboutir, en 1985, à une autre fresque, cette mélancolique généalogie comparatiste du communisme soviétique comme « islam de la révolution industrielle » (Jules Monnerot). Il ne faut donc lire Loin de Byzance que par antiphrase : nous n’avons cessé de nous rapprocher de cette anti-Rome, nous n’avons cessé de nous déchristianiser en nous évangélisant, et non seulement parce que nous sommes tous des Russes, mais même si et surtout si nous sommes des modernes. Car Brodsky n’a fait que donner tour tragi-comique – tour lyrique, tour d’humour, éclairage des plus sombres, en fréquence des plus basses – tour axiomatique et systématique, tour de vis supplémentaire au théorème premier de notre philosophie du politique ; Brodsky a lu Tocqueville : « Comme la Révolution française avait l’air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu’à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n’avaient pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la propagande. Par là enfin, elle a pu prendre cet air de la révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains ; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l’islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs » (L’Ancien Régime et la Révolution, I, 3).

On comprend aussi de quelle manière l’Ukraine se trouve, et non pour la première fois, à la croisée des chemins, les siens et les nôtres ; et pourquoi, après avoir réussi à s’émanciper de la troisième Rome en 1991, elle hésite sur la suite à donner au programme. Doit-elle rejoindre l’Union européenne dont le drapeau aux douze étoiles mariales lui rappelle la pire ruse de l’histoire, tous les vieux quiproquo confondant l’Orient et l’Occident, ne simulant leur différence imaginaire qu’en dissimulant leur différence réelle ? Ou est-elle au contraire la première démonstration spectaculaire d’une volonté de désactiver nos grands mythes géopolitiques ? Car, les jours passant, l’Ukraine en guerre contre ses institutions et ses bureaucrates met en évidence la face cachée – la vérité cruciale – de l’époque : la Russie ne peut plus (la mater), l’Europe ne veut pas (l’intégrer). Le local dérègle le global. Cette grande panne, quoi qu’il en advienne, change déjà la face du monde, au moins autant que la chute du Mur de Berlin.

J.-L. Evard, 31 janvier 2014

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