samedi 11 janvier 2014

Kafka et l'espace-temps


Quand un Français lit (en français) « Devant la Loi », la nouvelle de Franz Kafka, il ne peut savoir, sauf à connaître un peu d’allemand, que le personnage du récit désireux d’accès à l’empire de la Loi et redoutant d'y entrer le gardien lui laisse imaginer d'autres gardiens après lui mais autrement terrifiants   se trouve sur un double seuil : les portes de la Loi délimitent ses deux faces, un dehors et un dedans, qui, en allemand (vor dem Gesetz), désignent aussi bien un avant et un après, tout comme, en français, « au-delà » et autres marqueurs d’espace-temps aussi triviaux que l’ « outre » de la tombe des Mémoires du vicomte de Chateaubriand ou le « devant l'aurore » qui irrite la bête peu matinale de la fable de La Fontaine, L'Âne et ses Maîtres. Le personnage imaginé par Kafka attendra longtemps, en vain. Un jour, peu avant de mourir devant la porte de la Loi, il remarque qu'il aura été, toutes ces années, le seul à patienter là. L'explication qu'il sollicite fait aussi le dénouement et le mot de la fin. Le gardien lui dit : « Ici, personne d'autre ne pouvait être admis car cette entrée t'était destinée à toi seul. Maintenant, je m'en vais, et je ferme. »

On ne violente donc pas le texte en l’entendant dans les deux registres, au lieu de spatialiser naïvement la scène, comme si elle évoquait, disons quelque guichet claqué au nez d’un importun éconduit par un bourru. En le lisant ainsi, en substituant au « devant » – spatial – du titre (français) un « avant » – temporel –, on approche même une des raisons sérieuses de la gloire de Kafka : ce poète invente la langue limpide grâce à laquelle l’intelligence peut passer à volonté de l’espace au temps ou vice versa, donc composer à volonté les proportions d’espace et de temps de l’unité espace-temps. Le médium de la littérature remplit là avec perfection sa fonction première : la fiction, genre narratif aux conventions précises, nourrit l’imagination parce qu’elle lui propose de discerner, donc de reconnaître, les formes essentielles et significatives de réalités cachées à l’entendement ordinaire, par nature prosaïque. Le « comme si » de la fiction, sa fondamentale convention ludique, introduit dans cette prose, que tous pensent parler et entendre, la poésie du monde, qu’on sait plus farouche et plus rare.

Immenses, les conséquences théologiques et critiques de la thèse de Kafka tout entière se condensent dans ce vor, ce « devant » et/ou « avant », cette modeste préposition marqueur simultané d’espace et de temps ; elles peuvent nous aider à imaginer aussi leur signification physique. La fiction littéraire opère d’ailleurs avec la même efficacité que le mythe de la chute d’Adam et d’Ève chassés d’Eden, et selon le même agencement allégorique qui fait de l’histoire des hommes la conséquence (l’après coup, le retour) d’une expulsion (du dedans vers le dehors) : de la même manière que dans le récit de Kafka, le drame biblique des origines de l’humanité construit un mythe qui traite indifféremment l’espace et le temps comme des modalités certes distinctes, mais aussi et surtout, équivalentes, réversibles, interchangeables sous certaines conditions. Condition maléfique : la désobéissance prive Adam et Ève de l’immortalité et de la béatitude. Condition bénéfique : la rédemption ramènera la béatitude et l’éternité. L’événement catastrophique de  l’expulsion, la « chute » dans l’espace terrestre du temps historique, aura lieu un jour en sens inverse, à la « fin des temps », formule qui réfère par symétrie implicite à l’espace rédimé de la cité de Dieu. Utopie et eschatologie convergent et se réunissent ainsi pour imprimer à la construction sa perfection sphérique de mythe accompli – accompli dans sa fonction de principe narratif idéal, ramenant la fin et le commencement à leur égalité d’origine, la restauration de l’ordre du monde.

Ce mythe de la restauration de l’âge d’or propose donc une thèse « métaphysique » : il laisse clairement entendre à quoi tient la différence la plus significative de l’ordre et du désordre, du cosmos et du chaos. À l’époque du chaos, après la chute dans l’histoire, l’espace et le temps restent dissociés l’un de l’autre, triste, la chair, et irréversible le temps – tandis qu’à l’époque du cosmos, avant la chute ou après la rédemption, nous ne les distinguons pas : le Royaume ne se situe nulle part et l’éternité aura succédé à la temporalité. Kafka, pour des raisons qu’il est superflu de rappeler, incline le mythe biblique vers une version autrement plus sombre : le pécheur, arrêté « devant » la loi, ne verra jamais la rédemption (il ne comprendra jamais, diront certains théologiens, qu’il est déjà dans la rédemption puisqu’il s’en remet à l’autorité de la loi ; pour d’autres, puisqu’il n’est pas « devant », mais « avant » la loi, tous les espoirs, au contraire, sont permis à ceux qui attendent l’accomplissement de la loi, comme à ceux, disciples de Paul de Tarse, qui contestent la loi au nom de la foi). Mais le principe « métaphysique » du drame et du récit s’avère bien le même : l’alternative topographique du dedans / dehors opère en équivalent symbolique de l’alternance chronologique de l’avant et de l’après, il rationalise, en somme, l’état de chaos en le présentant comme un état dégradé de cosmos. Kafka ne tient là que le rôle qu’on lui connaît : la restauration, cette perspective le laisse sceptique (mais pas incrédule).

Le mythe de la chute sait de quoi il parle quand il use de cette « métaphysique » indifférente aux qualités physiques spécifiques de l’espace et du temps. Une telle méta-physique joue d’une intuition physique non inconnue du sens commun. Et la fiction mythologique et littéraire qui associe la béatitude à l’unité indistincte de l’espace et du temps se fonde sur une expérience d’ici-bas, celle des extases de l’existence où le champ de conscience humain commence de déborder les limites restreintes de l’ego, son égocentrisme spontané et naïf, et de l’associer par convivialité à d’autres unités sensibles de son milieu de vie. Rousseau, dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, en a laissé un récit exceptionnel. « Tout est dans un flux continuel sur la terre. »

On évitera de rabattre l’expérience ici visée sur une hypothèse psychologique faible, par exemple le fameux modèle fusionnel du « sentiment océanique » cher à Ferenczi. Ce qu’ont connu les sociétés closes se transformant en sociétés ouvertes s’ordonnait à une attente (donc à un désir), mais aussi à une surprise (donc à un inattendu, tout le contraire des retrouvailles œdipiennes) : tout corps vivant qui apprend à se décentrer procède comme un dormeur qui s’éveille, comme une province qui se dépoussière, comme une peau qui se déplie et en caresse une autre. La physique du chaud-froid ici en cause expose simplement la vie plus intense donnée à la vie apte à mieux s’échanger, à ne pas s’amarrer au « là » de l’être-là, sa lourde malédiction d’existence fixée au lieu et à l'instant de sa chute, à transformer ce point d’impact en un maintenant, en un présent, une présence – autrement dit : en un rythme. Cette présence se refuse à la perception ordinaire, elle en exige la conversion, la rééducation, la metanoia : d’où la construction mythique, d’où le voyage de Dante de la forêt obscure vers les béatitudes, d’où l’ascèse poétique sans laquelle il n’y a pas d’imagination physique, musicale ou mathématique du réel.

Pour un physicien, ou un biologiste, une telle transformation ne tient ni de l’utopie ni de la mythologie. Il l’a devant lui chaque fois qu’il étudie une fonction d’onde, ou la pulsation d’un tissu cellulaire – événements réglés et réguliers qui lui représentent, mis à nu, le mouvement de tous les mouvements, leur durée, c’est-à-dire leur puissance illimitée de contraction et de détente, celle des danseurs et celle des serpents, celle de la houle et celle de l’électricité, celle de la musique, cette sonorité spontanée des corps aptes à traduire leur durée propre en un ensemble scandé d’harmoniques. Or ces harmoniques justement scandées ne sont elles-mêmes que des résonances – de flûte ou de tambour –, la sonorité des corps ne résulte elle-même que des mouvements des corps en perpétuelle interférence ondulatoire. Et la résonance ne sonne ni « après » ni « avant », toute résonance sonne simultanée comme la consonne qui scande où bute la voyelle qui vibre. « Simultanée » : dans le même lieu au même instant la consonne-voyelle fait sens convivial pour qui la dit et qui l’entend. Ainsi nous enchante-t-elle, dans tous les sens du mot : nous envoûte de laisser le chant, notre parole chantante, nous rapprocher de la vie heureuse, résonante.

Non, Pascal Quignard, cet écho de l’onde n’est pas de jadis, mais de maintenant. Non, messieurs les théologiens ou messieurs les philanthropes, cet écho n’est pas pour demain. Non, Franz Kafka, cet écho n’est pas d’hier ou de jamais. Tout rythme nous donne l’unité retrouvée et alterne de l’espace et du temps, leur clef pythagoricienne. Tout rythme poétique ou physique nous amène à elle. Que sa volonté soit faite.

J.-L Evard, 11 janvier 2014


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