Sans une intuition nouvelle de
l’espace-temps, nous ne pouvons pas nous affranchir du préjugé euclidien de
notre raison géopolitique ancienne, celle qui persiste à concevoir le mouvement
des empires en surface
intercontinentale et océanique, et non, comme il convient aujourd’hui, dans
l’interface multiple des réseaux de transport et de communication. Qu’est-ce
qui, en nous, résiste cependant, à cette conversion nécessaire de la
perception ? Chacun se perçoit lui-même, et de lui-même, comme un corps en
interaction avec d’autres corps (dont ses semblables). Mais nous avons le plus
grand mal à saisir l’unité physique
et anthropologique du corps social et ses modes propres de construction de
l’espace-temps. D’où la nécessité, pour surmonter cette résistance, de revenir
avec persévérance sur la vérité littérale
des métaphores du Gros Animal qui fondent le travail de pensée de toute la
philosophie du politique. Faisons donc ici, dans cette chronique d’après le
Léviathan, cet effort.
Le
Léviathan conjuré par Hobbes évoque un monstre, mais ce monstre mythologique nous
montre une réalité physique élémentaire : comme mon corps, le corps social
ne persévère dans son être que de pouvoir s’orienter
dans l’espace-temps, et à cette fin s’organise en un appareil de communication en interaction avec son
environnement. Les homoncules qui, sur la célèbre gravure de frontispice du
traité de Hobbes, composent le corps du géant « Léviathan », sont
chacun une unité vivante – mais ce géant n’est pas leur somme, il est plus que
leur somme, il se compose d’eux et
cette composition forme un
complexe vivant : le champ géopolitique décrit par Hobbes, « un système
général qui réunit comme les parties d’un corps les parties sociales du
monde » (pour détourner ici la coquette formule d’Aragon dans le Traité du style)
À ce
corps complexe – à ce corps vivant équipé d’un appareil d’orientation – peuvent
donc s’appliquer, doivent donc s’appliquer les conditions qui régissent
l’espace-temps de tout corps selon son genre propre. « Je ne vois dans tout
animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se
remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce
qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes
choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait
tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes,
en tant qu’agent libre » : dans les premières pages du Discours sur l’origine de l’inégalité,
Rousseau, en bon disciple de Hobbes, précise en toutes lettres le départ du
raisonnement analogique grâce auquel nous pouvons mieux imaginer notre corps
social – comme une grosse bête, la « bête humaine ». Celle que nous
avons nommée le Gros Animal motorisé, l’alliance et l’alliage d’un vivant, le
corps social, et du parc de ses machines. Ce faisant, nous nous obligeons, et
c’était bien notre intention dès le départ, à aller jusqu’au terme logique de
la construction analogique : puisque le corps de la communauté est (ou vaut) un corps un, alors il obéit aux mêmes règles que tous les
corps – aux règles communes à tous les corps en tant qu’ils sont tous des corps composés. Rousseau, sur
ce point, a vu juste : le Gros Animal motorisé que nous décrivons n’est
pas un animal-machine, mais un animal appareillé, la composition de son
animalité et son ingéniosité.
Mais d’abord :
de quoi se compose son corps – un corps, tout corps ?
Comme
tout corps (vivant ou inerte), le Gros Animal vaut une proportion d’espace et de temps : en langage newtonien, sa
masse et son volume ne se composent qu’en rapport avec ceux d’autres corps, au
sens exact où, comme en astronomie newtonienne, tout corps (céleste) ne se
conçoit qu’en rapport avec d’autres corps – « en rapport » : dans
le champ gravitationnel où s’établissent les trajectoires et les cycles de
chacun d’eux. Par « champ gravitationnel », on entend donc l’ensemble
où s’établit la valeur médiane (dite jadis « force de gravité ») de
leurs durées, le rapport, autrement dit l’interférence et l’interface des
courbes d’espace et des courbes de temps qui dessinent et définissent des
positions de champ : des maxima et des minima d’accélération.
D’où la
nécessité urgente de cette première réforme de notre perception : cesser
de nous imaginer « dans »
le champ gravitationnel, car il n’est que le nom que nous donnons à la
composition de mouvement qui résulte des mouvements de tous les corps en
présence les uns des autres. Ce « champ » n’est et n’indique, tous comptes faits, que la valeur, par
définition relative, de leurs relations. « Relative » ne fait ici pas
redondance, pour la raison simple que cette valeur indique non pas seulement la
valeur résultante – celle qui résulte de la composition interactive de
mouvement, entre tous les corps en présence – mais aussi la valeur de leur
mouvement composé pour nous qui le
calculons. Le champ gravitationnel, comme tout champ, est donc une valeur deux fois relative : comme
résultante provisoire de relations plurielles et comme résultat d’une mesure
(toujours relative, elle aussi, par définition).
Le
prolongement donné par Einstein au modèle newtonien instruit aujourd’hui la
perception courante, « familière », de notre scène cosmologique, mais
pas encore celle de notre scène anthropologique. Or il ne s’y applique pas
moins qu’à l’univers astrophysique : dans sa propre niche, le Gros Animal
doit lui aussi s’orienter, selon son mode propre, entre des maxima et des
minima d’accélération. Comme tout corps dans son champ, celui du Gros Animal
s’établit donc dans son champ propre selon une valeur médiane – établie entre
un maximum d’accélération (seuil de sa désintégration en énergie déliée, dite
encore « exertion ») et un maximum de décélération (seuil de sa
solidification en énergie inerte, à la phase du « trou noir »).
D’où la
possibilité de cette seconde réforme de notre perception : saisir la
relation simple qui veut qu’en modifiant ses vitesses de déplacement le Gros
Animal modifie nécessairement son corps. Puisque ses mouvements s’accélèrent,
il modifie sa relation physique d’espace-temps avec les corps de sa
niche ; et modifiant cette relation à eux, il modifie la valeur
d’espace-temps qui définit son propre corps (sa propre position de mouvement
dans la composition où il rentre et qui le distingue).
Cette
modification physique et anthropologique définit très exactement l’événement
désigné, sans précision mais avec une intuition persévérante, par les
premiers témoins et théoriciens de l’accélération de l’histoire. « Histoire », dans la
formule de Halévy, est le terme creux, vide, la chimère de l’intuition,
« accélération », le terme plein, significatif, le concept : ce n’est pas
« l’histoire » qui s’accélère, mais le mouvement unitif du Gros
Animal en relation à son support, la terre où il habite : cette accélération implique une
diminution de son inertie relative,
ou, exprimé en sens inverse, une déliaison
relative des corps constitutifs du corps unitaire résultat de leur composition.
Sédentaire, le Gros Animal vit sur un
plateau, son port et support. Si ses déplacements s’accélèrent, le même corps
ne maintient son unité qu’à la condition de vivre simultanément sur « Mille Plateaux », plus souvent en
transport qu’à bon port : il se réarticule
pour se conserver pareil à lui-même
en dépit de la courbure de l’espace induite avec la contraction du temps. Or, « se
réarticuler » consiste, précisément, à modifier une proportion d’espace-temps
donnée – et à modifier les instruments de cette modification.
« Mille
Plateaux », mille plans : elle aussi, la métaphore choisie par
Deleuze et Guattari doit s’entendre dans sa lettre. Elle vise un grand
avènement anthropologique, le degré d’ouverture de plus dans le processus d’ouverture des sociétés ouvertes (s’ouvrant
pour cause d’accélération), la déliaison brownienne induite par la
prépondérance du transport sur le port. Du point de vue de Bergson, les
sociétés par lui dites ouvertes, les sociétés décloses, émergent comme autant
de victoires du mouvement sur les sociétés inertes. L’accélération de ce
mouvement transforme la forme de cette ouverture : à l’ouverture
(bergsonienne, relative à la clôture initiale, préhistoire du Gros Animal)
succède la déliaison (deleuzienne, relative à la fin des territoires, des
stocks et des attaches de toutes sortes, que l’ère des réseaux transforme en flux,
actuels ou virtuels).
Le modèle
bergsonien et deleuzien présente un avantage considérable pour penser l’au-delà
du géopolitique, l’époque d’après le Léviathan. Au lieu de rester tributaire
des métaphores théologiques et mythologiques de la philosophie politique, donc
du mythe chrétien par excellence, celui de la « fin de l’histoire »,
version sécularisée de la « consommation des temps », le penseur peut
opérer avec les outils des sciences de la nature. Ces outils (les équations newtoniennes)
présentent eux aussi bien des inconvénients (le fantasme d’une nature
intégralement calculable, par exemple). Ces inconvénients paraissent toutefois
moindres que ceux de l’imaginaire théologique : comme ceux du poète, les
outils du savant sont contrôlables. Le principe d’incertitude réduit la marge vide
créée par le bavardage dogmatique. L’intelligence n’augmente jamais qu’avec la
modestie.
J.-L.
Evard, 9 janvier 2014
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