jeudi 9 janvier 2014

Après le Léviathan, suite (4)


Sans une intuition nouvelle de l’espace-temps, nous ne pouvons pas nous affranchir du préjugé euclidien de notre raison géopolitique ancienne, celle qui persiste à concevoir le mouvement des empires en surface intercontinentale et océanique, et non, comme il convient aujourd’hui, dans l’interface multiple des réseaux de transport et de communication. Qu’est-ce qui, en nous, résiste cependant, à cette conversion nécessaire de la perception ? Chacun se perçoit lui-même, et de lui-même, comme un corps en interaction avec d’autres corps (dont ses semblables). Mais nous avons le plus grand mal à saisir l’unité physique et anthropologique du corps social et ses modes propres de construction de l’espace-temps. D’où la nécessité, pour surmonter cette résistance, de revenir avec persévérance sur la vérité littérale des métaphores du Gros Animal qui fondent le travail de pensée de toute la philosophie du politique. Faisons donc ici, dans cette chronique d’après le Léviathan, cet effort.

Le Léviathan conjuré par Hobbes évoque un monstre, mais ce monstre mythologique nous montre une réalité physique élémentaire : comme mon corps, le corps social ne persévère dans son être que de pouvoir s’orienter dans l’espace-temps, et à cette fin s’organise en un appareil de communication en interaction avec son environnement. Les homoncules qui, sur la célèbre gravure de frontispice du traité de Hobbes, composent le corps du géant « Léviathan », sont chacun une unité vivante – mais ce géant n’est pas leur somme, il est plus que leur somme, il se compose d’eux et cette composition forme un complexe vivant : le champ géopolitique décrit par Hobbes, « un système général qui réunit comme les parties d’un corps les parties sociales du monde » (pour détourner ici la coquette formule d’Aragon dans le Traité du style)

À ce corps complexe – à ce corps vivant équipé d’un appareil d’orientation – peuvent donc s’appliquer, doivent donc s’appliquer les conditions qui régissent l’espace-temps de tout corps selon son genre propre. « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en tant qu’agent libre » : dans les premières pages du Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau, en bon disciple de Hobbes, précise en toutes lettres le départ du raisonnement analogique grâce auquel nous pouvons mieux imaginer notre corps social – comme une grosse bête, la « bête humaine ». Celle que nous avons nommée le Gros Animal motorisé, l’alliance et l’alliage d’un vivant, le corps social, et du parc de ses machines. Ce faisant, nous nous obligeons, et c’était bien notre intention dès le départ, à aller jusqu’au terme logique de la construction analogique : puisque le corps de la communauté est (ou vaut) un corps un, alors il obéit aux mêmes règles que tous les corps – aux règles communes à tous les corps en tant qu’ils sont tous des corps composés. Rousseau, sur ce point, a vu juste : le Gros Animal motorisé que nous décrivons n’est pas un animal-machine, mais un animal appareillé, la composition de son animalité et son ingéniosité.

Mais d’abord : de quoi se compose son corps – un corps, tout corps ?

Comme tout corps (vivant ou inerte), le Gros Animal vaut une proportion d’espace et de temps : en langage newtonien, sa masse et son volume ne se composent qu’en rapport avec ceux d’autres corps, au sens exact où, comme en astronomie newtonienne, tout corps (céleste) ne se conçoit qu’en rapport avec d’autres corps – « en rapport » : dans le champ gravitationnel où s’établissent les trajectoires et les cycles de chacun d’eux. Par « champ gravitationnel », on entend donc l’ensemble où s’établit la valeur médiane (dite jadis « force de gravité ») de leurs durées, le rapport, autrement dit l’interférence et l’interface des courbes d’espace et des courbes de temps qui dessinent et définissent des positions de champ : des maxima et des minima d’accélération.

D’où la nécessité urgente de cette première réforme de notre perception : cesser de nous imaginer « dans » le champ gravitationnel, car il n’est que le nom que nous donnons à la composition de mouvement qui résulte des mouvements de tous les corps en présence les uns des autres. Ce « champ » n’est et n’indique, tous comptes faits, que la valeur, par définition relative, de leurs relations. « Relative » ne fait ici pas redondance, pour la raison simple que cette valeur indique non pas seulement la valeur résultante – celle qui résulte de la composition interactive de mouvement, entre tous les corps en présence – mais aussi la valeur de leur mouvement composé pour nous qui le calculons. Le champ gravitationnel, comme tout champ, est donc une valeur deux fois relative : comme résultante provisoire de relations plurielles et comme résultat d’une mesure (toujours relative, elle aussi, par définition).

Le prolongement donné par Einstein au modèle newtonien instruit aujourd’hui la perception courante, « familière », de notre scène cosmologique, mais pas encore celle de notre scène anthropologique. Or il ne s’y applique pas moins qu’à l’univers astrophysique : dans sa propre niche, le Gros Animal doit lui aussi s’orienter, selon son mode propre, entre des maxima et des minima d’accélération. Comme tout corps dans son champ, celui du Gros Animal s’établit donc dans son champ propre selon une valeur médiane – établie entre un maximum d’accélération (seuil de sa désintégration en énergie déliée, dite encore « exertion ») et un maximum de décélération (seuil de sa solidification en énergie inerte, à la phase du « trou noir »).

D’où la possibilité de cette seconde réforme de notre perception : saisir la relation simple qui veut qu’en modifiant ses vitesses de déplacement le Gros Animal modifie nécessairement son corps. Puisque ses mouvements s’accélèrent, il modifie sa relation physique d’espace-temps avec les corps de sa niche ; et modifiant cette relation à eux, il modifie la valeur d’espace-temps qui définit son propre corps (sa propre position de mouvement dans la composition où il rentre et qui le distingue).

Cette modification physique et anthropologique définit très exactement l’événement désigné, sans précision mais avec une intuition persévérante, par les premiers témoins et théoriciens de l’accélération de l’histoire. « Histoire », dans la formule de Halévy, est le terme creux, vide, la chimère de l’intuition, « accélération », le terme plein, significatif, le concept : ce n’est pas « l’histoire » qui s’accélère, mais le mouvement unitif du Gros Animal en relation à son support, la terre où il habite : cette accélération implique une diminution de son inertie relative, ou, exprimé en sens inverse, une déliaison relative des corps constitutifs du corps unitaire résultat de leur composition. Sédentaire, le Gros Animal vit sur un plateau, son port et support. Si ses déplacements s’accélèrent, le même corps ne maintient son unité qu’à la condition de vivre simultanément sur « Mille Plateaux », plus souvent en transport qu’à bon port : il se réarticule pour se conserver pareil à lui-même en dépit de la courbure de l’espace induite avec la contraction du temps. Or, « se réarticuler » consiste, précisément, à modifier une proportion d’espace-temps donnée – et à modifier les instruments de cette modification.

« Mille Plateaux », mille plans : elle aussi, la métaphore choisie par Deleuze et Guattari doit s’entendre dans sa lettre. Elle vise un grand avènement anthropologique, le degré d’ouverture de plus dans le processus d’ouverture des sociétés ouvertes (s’ouvrant pour cause d’accélération), la déliaison brownienne induite par la prépondérance du transport sur le port. Du point de vue de Bergson, les sociétés par lui dites ouvertes, les sociétés décloses, émergent comme autant de victoires du mouvement sur les sociétés inertes. L’accélération de ce mouvement transforme la forme de cette ouverture : à l’ouverture (bergsonienne, relative à la clôture initiale, préhistoire du Gros Animal) succède la déliaison (deleuzienne, relative à la fin des territoires, des stocks et des attaches de toutes sortes, que l’ère des réseaux transforme en flux, actuels ou virtuels).

Le modèle bergsonien et deleuzien présente un avantage considérable pour penser l’au-delà du géopolitique, l’époque d’après le Léviathan. Au lieu de rester tributaire des métaphores théologiques et mythologiques de la philosophie politique, donc du mythe chrétien par excellence, celui de la « fin de l’histoire », version sécularisée de la « consommation des temps », le penseur peut opérer avec les outils des sciences de la nature. Ces outils (les équations newtoniennes) présentent eux aussi bien des inconvénients (le fantasme d’une nature intégralement calculable, par exemple). Ces inconvénients paraissent toutefois moindres que ceux de l’imaginaire théologique : comme ceux du poète, les outils du savant sont contrôlables. Le principe d’incertitude réduit la marge vide créée par le bavardage dogmatique. L’intelligence n’augmente jamais qu’avec la modestie.

J.-L. Evard, 9 janvier 2014

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