dimanche 22 décembre 2013

Un conte pour Noël


En 1972, avec ses Villes invisibles, Italo Calvino avait ajouté au trésor des allégories littéraires une de ses perles les plus pures. Comme elles, la sienne aussi peut inspirer la philosophie du politique, pourvu qu’on sache bien user de l’image allégorique, en se souvenant qu’elle ne se peut lire que comme une « dialectique à l’arrêt » (W. Benjamin) – dont on déplie le sens en apprenant à la remettre en mouvement comme on met un rébus en phrases, déchiffrant le drame, le mouvementé qu’elle condense. Un autre grand auteur italien, Salvatore Satta, a pratiqué en maître cette lecture de l’allégorie littéraire, en exposant le principe en sens inverse, allant du mobile (le drame) vers l’immobile (son récit) : « En fait, il se peut que la vie d’un pays se déroule, de même que les tragédies antiques, dans quelque unité de temps et de lieu, et que la succession des événements y prenne la fixité mystérieuse des cimetières. Vue par Dieu, le jour du jugement, je crois bien que la vie se présentera sous cette forme. » Héritée du Moyen Âge et de l’âge baroque, la technique de lecture féconde de l’allégorie procède ainsi en deux temps : il faut réanimer ce que son image composée immobilise, à la manière d’un tableau vivant ou d’une nature morte ; puis imaginer ce qui s’y projette en durée profonde – à l’horizon de ce que Satta nomme « jour du jugement ». Le poncif théologique sert là d’outil narratif : d’espace-temps perspectif, ou de déroulement né de la même intention édifiante que les vies du Christ des grands portails gothiques. Sur cette scène allégorique, nous nous faisons spectateurs de nos propres actions, dans l’espoir de comprendre à temps, même si c’est toujours après coup,  ce que nous faisons, ou ce que nous croyons en savoir.
Ce que le récit de Calvino déroule, il semble s’ingénier à le faire sur place, tels ces pendules dont le va-et-vient nous évoque plus la fiction d’un mouvement perpétuel que le vécu de la flèche du temps et le sens interne de la durée : hôte de l’empereur des Tartares, Marco Polo citoyen de Venise le distraie en lui décrivant les nombreuses villes qu’il a traversées au cours de ses ambassades et dont il a tenu comme un registre minutieux, collection des chapitres que nous lisons. Dans son récit, ces villes si nombreuses finiront non seulement par se réduire à quatre ou cinq types de ville (villes de la mémoire, du désir, des signes…), mais encore par ne plus se distinguer de la seule ville que l’empereur connaisse puisqu’il lui est interdit et impossible d’en sortir : aux villes invisibles puisque fictives du récit du Vénitien fait pendant la Cité interdite puisque impériale où réside son interlocuteur. « La ville t’apparaît comme un tout dans lequel aucun désir ne vient à se perdre et dont tu fais partie, et puisqu’elle-même jouit de tout ce dont tu ne jouis pas, il ne te reste qu’à habiter ce désir et en être content. » Les admirateurs de Borges reconnaîtront certes la facture : l’art de la mise en abîme, poussé à la perfection d’ironie qui finit par réduire à deux l’illimité de toutes les villes de l’histoire universelle : « celles qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont effacés par elle. »
De cette impeccable application des plus rigoureuses logiques de l’absurde, on aurait tort de ne retenir que l’humour en sfumato. « Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions », observe Marco Polo. Mais c’est qu’il a affaire à forte partie : « Ou de la question qu’elle te pose, t’obligeant à répondre, comme Thèbes par la bouche du Sphinx », rétorque le Grand Khan. L’élégance et la virtuosité de la mise en abîme ne signifient donc pas badinage, mais énigme, mais danger. Laquelle, lequel ? Le Grand Khan, comme tout souverain consciencieux, raisonne en stratège : « Il est temps que mon empire, qui a déjà trop grandi vers l’extérieur, pensait le Khan, commence à grandir au-dedans de lui-même. » Or cette pensée de la limite des empires, cette difficulté extrême – voire cette impossibilité de démarquer leur dehors de leur dedans (loi et fatalité de toute hégémonie) fait pressentir au Tartare couronné ce que résume la célèbre formule laconique : « Tout empire périra », retenue par J.-B. Duroselle pour intituler sa « vision théorique des relations internationales » (1981). Dans la langue du personnage de Calvino, l’adage ne s’entend guère différemment : « C’est sous son propre poids que l’empire va s’écraser », se dit le Grand Khan. En somme, muré dans la Cité interdite, il ne peut imaginer ni d’autre origine de l’empire qu’une ville première ni d’autre destin que la multiplication folle de la même forme, jusqu’à « engorgement ». Engorgement, ou multiplication réticulaire, l’effet de désorientation ne change pas, et c’est d’ailleurs le raisonnement tenu par un autre spécialiste de l’histoire des empires, Paul Kennedy (Naissance et Déclin des grandes puissances paraît en 1987).
On n’ira certes pas imaginer qu’Italo Calvino ait seulement pensé à risquer la présentation allégorique d’un thème géopolitique. Rien ne nous interdit pourtant d’observer comment les deux arts convergent, chacun selon son mode, vers une même question, située à leur interférence. Dans sa logique littéraire et poétique de mise en abîme, le récit exploite la figure de la prolifération imaginaire du même univers urbain cellulaire, mais dans sa logique mythologique (le Sphinx) et politique (la fonction de frontière), il nomme notre impuissance à en maîtriser la prolifération réelle : l’implosion de nos mégalopoles, dans l’horizontale (l’urbanisation hyperbolique) et dans la verticale (les dimensions babéliennes du gratte-ciel).
Mais il y a plus : l’affinité des deux interprétations, l’allégorique et la critique, résulte sans doute du rapprochement (par analogie) des deux lectures, mais elle rappelle aussi et surtout, par évidence interne, que le processus dit de la colonisation intérieure intrigue depuis longtemps les historiens du contemporain (Peter Brückner, dans le cas de l’histoire du Reich hitlérien ; Alvin Gouldner, dans celui de l’empire soviétique). Tout l’art d’Italo Calvino consiste à rendre l’allusion non pas seulement possible, mais encore et de surcroît productive : l’humour contrôlé et mélancolique de l’imagination allégorique ne raisonne pas sur des chimères, mais sur les lignes de faille les plus secrètes de notre existence historique (les « villes invisibles » de Calvino nous représentent la transformation de nos cités en gigantesques banlieues acéphales et la désertification du reste de la Terre). Sans les extravagances méthodiques de la fiction, l’intuition théorique qui libère par illumination les possibles de l’action resterait impossible. En écrivant 1984, George Orwell l’avait déjà montré. Grâce au poète italien, voici la pensée du politique, née jadis dans l’absolu de structures pyramidales, amenée face à sa question urgente : dans l’illimité des sociétés réticulaires comme les nôtres, sur quoi fonder un pouvoir légitime ?
J.-L. Evard, 22 décembre 2013

Aucun commentaire: