mardi 17 décembre 2013

L'Iran, l'Allemagne et le Japon


Du moratoire convenu à l’arraché avec le gouvernement iranien sur la question de ses infrastructures nucléaires, les effets visibles ne se sont pas fait attendre, à commencer, sur le front syrien, par le net affaiblissement militaire des adversaires de Bachar el-Assad, et du côté israélien,  par la mise en panne du peu de transactions encore en cours avec des négociateurs palestiniens (à l’autorité d’ailleurs subalterne). Deux séries de conséquences qui n’en font qu’une : l’arme nucléaire que l’Iran ne possède pas existe déjà sous la forme au moins aussi dangereuse d’alibi politique qu’elle a prise au fil des années, selon la logique suasive et dissuasive première de ce type d’épouvantail. On doit dès lors évaluer les résultats ponctuels de cet arraché diplomatique qui, en pleine guerre syrienne, couronne la puissance iranienne en congé d’Ahmadinejad mais à condition de comprendre ce qui joue aussi dans la longue durée : non seulement l’ensemble des frontières orientales (celles géographiques et celles théologiques), mais aussi la question du seuil nucléaire comme régulateur irrationnel des relations internationales.

De même que la « Bombe », durant la guerre froide, servait de jauge discrète à l’affrontement indirect sur des fronts de guerre périphériques concédés à de « petits » belligérants qui représentaient, selon la zone, l’un ou l’autre pré carré des deux pôles, comme par compensation tacite à l’impossible ou incalculable usage du feu nucléaire entre les grandes puissances elles-mêmes, de même l’Iran, aujourd’hui, se sert de sa promotion au statut de puissance nucléaire possible comme d’une arme réelle pour arracher, d’avance et avant possession effective de la logistique nucléaire, les bénéfices géopolitiques d’un tel statut : la possible possession de cette arme crée des effets géopolitiques analogues à sa possession réelle – pour la raison simple que, dans un cas comme dans l’autre, la rationalité qui s’applique est celle même de la dissuasion, logique pratiquée depuis le premier jour de l’époque nucléaire.

L’événement en cours obéit donc à deux scénarios simultanés : à l’échelle orientale proche et moyenne, l’Iran devient grande puissance (régionale) sous consentement tacite des puissances dites grandes à l’échelle mondiale – et comme sous l’effet direct d’un troc au motif transparent : l’Iran admet d’en rabattre sur le rythme de production de son équipement nucléaire en échange de la reconnaissance officieuse de sa zone d’influence directe, y compris militaire, sur l’ensemble de l’Orient (voyez le Liban et la Syrie) et sur les marches asiatiques (voyez les régions pachtounes). Ce troc à l’échelle locale sert en même temps de ballon d’essai à l’échelle internationale, à l’époque où la valeur stratégique de l’équipement nucléaire commence d’être battue en brèche, pour des raisons différentes mais toutes nourries par un même doute fatal au principe même de l’hégémonie impériale par le nucléaire. (Si tel n’était pas le cas, le rôle joué par la diplomatie fédérale allemande dans la question iranienne serait inintelligible. En effet, la RFA interdite d’arme nucléaire depuis toujours, et qui a de plus annoncé sa sortie de l’énergie nucléaire civile – démantèlement des centrales allemandes à l’horizon 2022 –, n’en figure pas moins parmi les gendarmes nucléaires qui cherchent à retarder le moment du passage à l’autonomie nucléaire iranienne. Cette exception allemande en dit long sur les significations lointaines de l’enjeu, elle vaut moins comme exception à la règle que comme anticipation de l’avenir proche : l’Allemagne non nucléaire et l’Iran pas encore nucléaire se classent à égalité sur l’échelle de puissance internationale, à l'aune de laquelle transparaît la vérité sous-jacente du scénario. Cette échelle, c’est la gamme d’initiatives fortes prises ces dernières années par la famille dite des BRICS.)

On doit donc s’exercer à penser simultanément le même événement diplomatique selon ses deux échelles. Le risque nucléaire iranien sert de modèle aux puissances nucléaires, en amont des décisions qu’elles ont à prendre quant à leurs structures énergétiques et stratégiques : la « Bombe » qu’il n’a pas n’empêchant pas l’Iran chiite de devenir le pôle de puissance quasi ou « comme si » nucléaire de cette région a valeur d’expérience, voire de simulation pour les puissances songeant déjà, de leur côté, à la fameuse « sortie » du nucléaire. Simulation d’autant plus précieuse pour elles que personne de sensé ne redoute l’emploi du feu nucléaire par l’Iran sur le Proche-Orient (où il faudrait alors vitrifier en même temps amis, ennemis, et soi-même par voie de conséquence). Or, s’il est inapplicable là même où l’Iran menace régulièrement Israël, pour quelle raison au juste, avec ou après Ahmadinejad, Téhéran l’utilise-t-il avec tant de succès comme arme de propagande?

Pourquoi ? Parce que Téhéran sert de cobaye à la « Sortie », à l’ « après-nucléaire » – et le fait à sa manière, qui n’est ni la manière allemande ni la manière japonaise, mais qui est la manière de l’époque : l’après-nucléaire ne désigne pas un monde sans centrales ni missiles, mais le monde où ces macro-systèmes auront perdu leur valeur symbolique de Possibles, leur aura apocalyptique de monde d’après la fin du monde. Ce qui donne à l’affaire iranienne sa résonance particulière (celle que lui envie la Corée du Nord, elle qui gesticule et fait mine d’allumer des feux nucléaires tellement inutilisables que personne ne s’en émeut, et en tout cas bien moins que des human bombe qui dévastent à coup sûr leurs aires de mise à feu), c’est cette position de cas limite à répétition : limite des époques (le post-nucléaire a commencé à Fukushima et à Berlin – curieusement, voici le Japon et l’Allemagne associés dans ce dénouement comme dans celui de 1945) ; limite des champs géopolitiques (le club nucléaire au sein de la communauté internationale, et qui admet en son sein la RFA atypique, régule une logique locale de la dissuasion et, ce faisant, la dénature) ; limite de toute rationalité politique puisque ce qui est enlevé à l’Iran d’un côté – le statut de sanctuaire nucléaire – lui est rendu de l’autre – le rang de môle non arabe de l’Orient arabe et au-delà ; limite, enfin, de la rationalité stratégique puisque l’Iran qui n’a pas la « « Bombe » inquiète ceux qui l’ont – à commencer par Israël – comme s’ils ne l’avaient pas. De toutes les limites ainsi mises en question dans le champ oriental, cette dernière exerce certainement les contraintes les plus riches de sens et d’avenir.

Événement fondamental sans lequel on n’expliquerait pas le timbre persistant de guerre mondiale en miniature qui accompagne les conflits en cours depuis une dizaine d’années en Orient. La Seconde Guerre mondiale avait commencé comme une course de vitesse entre grandes puissances arrivant sur le seuil nucléaire. Elle s’était terminée une fois connu le vainqueur de cette rivalité, et transformée alors en un programme d’armements littéralement vertigineux et en un corps de doctrine stratégique invérifiable. L’épisode iranien illustre qu’une troisième période commence, où prennent l’initiative stratégique et géopolitique réelle des États qui, à la différence d’Israël, du Japon et de la RFA, sont à peine marqués par ce passé et le seront de moins en moins. Avec l’appui russe, vieil empire exténué, l’Iran viendra bientôt rejoindre le peloton des nouvelles jeunes nations, les BRICS + 1.

J.-L. Evard, 17 décembre 2013


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