mercredi 25 décembre 2013

Après le Léviathan, suite (3)


Revenons à notre généalogie du Léviathan, à l’étude de sa postérité, au Gros Animal motorisé qu’en moins de 300 ans – moins de dix générations – est devenue l’espèce humaine, en Europe d’abord, puis en Euramérique, puis à l’échelle transcontinentale et spatiale. Dans le billet du 7 décembre, le troisième de la collection dite « Après le Léviathan », nous décrivions une unité d’auto-accélérations exponentielles – et cette unité elle-même comme le résultat actuel d’une bifurcation soudaine, d’une mutation brusque dans l’histoire animale récente de l’espèce : le moment clef de la motorisation du transport une fois maîtrisée la technique de transformation de l’énergie thermique en énergie cinétique (Boulton, Watt, Diesel) et une fois cette prouesse prométhéenne répétée avec l’électricité (Volta, Ampère), quand on apprend à passer du statique au dynamique, du corps inerte au corps conducteur, à stocker les matières comme autant de flux électriques en puissance.

L’unité ici en question désigne une grappe d’événements en interaction mutuelle permanente : l’invention du moteur lui-même (unité de transformation du thermique en cinétique, unité segmentée de la chaudière, du cylindre et du piston), la série de ses multiples applications (l’industrialisation des travaux humains, la loi du standard), leurs effets anthropologiques (l’augmentation et la multiplication des flux et des transferts, la diminution corrélative des stocks et des trésors – bref, la circulation et la rotation généralisées, le cyclisme comme style et comme cirque universel). Cette grappe d’événements – cette « époque », dirait un historien philosophe de l’ancienne école immobiliste – correspond donc elle-même à un événement complexe, à un complexe de continuités et de discontinuités : le transport motorisé prolonge l’histoire des transports, mais il en transforme l’économie interne puisque l’invention de la machine motrice de machines ouvre la possibilité d’accélérer les systèmes d’accélération eux-mêmes (soit sur le modèle constructiviste de la caméra fixée sur une automotrice en mouvement accéléré ou décéléré, soit sur le modèle technologique de la recherche des semi-conducteurs, autant vaut dire de masses instables parce qu’électroniquement hypersensibles). Par « unité d’auto-accélérations exponentielles » on désigne donc ici tant le style exponentiel qui engendre ces macro-systèmes de la vitesse infiniment  potentialisée que les réseaux de ces macro-systèmes eux-mêmes. Du côté du style, on nommera Dziga Vertov (Russie soviétique) et Buster Keaton (États-Unis) ; du côté des réseaux, on rappellera les grands poètes philosophes de la connexion proliférante des machines (G. Simondon, A. Gras). La grappe d’événements concernés par la figure de l’auto-accélération dessine donc une époque au sens exact où, pour un anthropologue, la révolution néolithique, comme on dit, a déclenché une série d’événements concomitants et irréversibles (apparition de l’écriture, de la métallurgie et du village fortifié autour d’un sanctuaire et d’une nécropole).

Nos langues latines ont d’ailleurs consigné  la différence entre un ensemble d’événements quelconques (ceux qu’un journal, imprimé ou télévisé, regroupe, périodise, catalogue comme des récurrences typiques qu’il classe par genres de signification, « faits divers », « politique étrangère », « critique littéraire ») et une grappe d’événements censés congruents, qui nous fait parler d’un avènement : d’un accident dans une série de récurrences. Un événement, ça se produit n fois ; un avènement, ça ne se produit qu’une seule fois, très exactement ce que nous appelons un « accident » – contentons-nous ici de cette distinction première, quelques développements séduisants qu’elle appelle, et ne notons que l’essentiel : c’est l’imprévu de l’accident, son atypie qui lui donne la puissance de grappe d’événements. (Stade pataphysique de la philosophie : une véritable théorie de l’histoire universelle consisterait à imaginer et à décrire la série des atypies qui en commandent les récurrences !) C’est l’imprévisible découverte des machines à moteur qui commande la grappe d’événements que nous subsumons sous l’image assez fourre-tout de la « révolution industrielle », flou peu glorieux qu’il urge de réduire si nous voulons bien discerner  la génétique, l’écologie et les fonctions symboliques du Gros Animal motorisé.

C’est de l’avènement du moteur (à combustion ou à conversion électrique) et du Gros Animal motorisé qu’il est question dans notre généalogie du Léviathan et de sa postérité. À la suite de cet avènement, tout geste humain – de l’intention première à l’exécution finale – s’ordonne à un cycle sans précédent dans les annales du geste : tout geste humain, désormais, obéit à la loi de l’accélération et de la décélération, et la forme classique, circulaire, des révolutions de l’existence subit un ensemble de déformations corrélatives – l’espace-temps humain se trouve soumis au souffle d’accélérations répétées et exponentielles : rétrécissement géopolitique de la planète, mobilisations industrielles, scolarisation universelle et formation continue, conversion des stocks en flux, fin du culte des morts et dérégulation des systèmes d’autorité en tout genre – limitons-nous à ces cas de figure, les plus patents, et passons plutôt à la véritable question théorique qu’ils suggèrent tous, et grâce à laquelle, dans la grappe d’événements analogues, nous devons essayer, pour lire la face cachée de l’avènement qui les coordonne, de changer d’échelle de perception.

Notre hypothèse, mon hypothèse nodale, cardinale, vertébrale : l’avènement de l’accélération exponentielle signale un recommencement prométhéen parce qu’il généralise dans l’espace-temps de l’existence humaine une réévaluation interactive, une commutation des valeurs d’espace et de temps. Depuis l’Antiquité euclidienne et le paradoxe de Zénon, nous construisions notre espace-temps selon la formule arithmétique du 3 + 1, où, par convention, le « 3 » dénote les dimensions de l’espace en volume, et le « 1 », le temps, ainsi affecté au rang de supplément subalterne de l’espace (une hiérarchisation affectant déjà d’ailleurs, par préjugé, l’espace lui-même, puisque, du volume, la notation « 3 » implique qu’il n’est qu’une extension de l’espace plan dénoté quant à lui par le « 2 » de l’intersection des deux droites premières de la définition euclidienne du plan). De notre perception euclidienne de l’espace-temps, on dira donc qu’elle revient à préjuger du temps comme elle préjugeait déjà de l’espace : elle annexe le temps au système linéaire d’interférences du plan, lequel n’a, qui plus est, de valeur opératoire et conceptuelle que redondante (un plan y vaut intersection de deux droites, une droite y vaut intersection de deux plans).

La redondance de notre construction euclidienne de l’espace-temps nous a servi de table unique de concordance durant l’époque mécanique où nous avons pratiqué ce que le disciple de Schopenhauer et précurseur de Freud, Nicolaï von Hartmann, nommait joliment le « dogmatisme instinctif de la sensibilité et de l’entendement ». Les effets dogmatiques de la géométrie euclidienne incarnaient le fait simple de notre condition anthropologique première : notre mode de locomotion (quelque 6 km/h pour un marcheur, quelque 55 km/h pour un cavalier au galop) dictait de fait la proportion historiquement constante des valeurs d’espace (« 3 ») et de temps (« 1 »), créneau statistique des vitesses du déplacement humain où la découverte des accélérations complexes et artificielles des systèmes moteurs a introduit de tout autres prémisses, à commencer par la figure d’un « absolu » de l’accélération, défini par la « vitesse de la lumière ». L’ensemble théorique de ces découvertes a culminé dans la physique quantique, dont une des leçons définitives revient à transgresser notre construction euclidienne, à renverser le raisonnement de Zénon : l’espace y devient le supplément du temps réduit à un instant négatif, infiniment petit, et l’incertitude consécutive du calcul grève le « dogmatisme instinctif » du déterminisme. Les grappes d’événements où nous naissons, agissons et mourons ont désormais toutes pour caractère premier ce renversement anthropologique récent.

Qu’il passe encore à peu près inaperçu n’étonnera personne. À chaque époque son Amérique, le paysage nouveau où un certain Amerigo (Vespucci) corrige l’erreur de son contemporain Colomb (Christophe) et ajoute à l’œkoumène un continent encore inconnu du nôtre. Le sens commun obéit encore à la table galiléenne des vitesses mécaniques, qui subordonne la cinétique et la balistique au modèle astronomique de la vitesse constante des révolutions et corps célestes observés au télescope. Signe éclatant qu’il s’apprête à réviser ce dogmatisme hérité de l’épistémologie antérieure : la notoriété d’un astrophysicien comme Stephan Hawking bien au-delà de sa spécialité indique sans équivoque l’inutilité imminente de notre traditionnelle perception euclidienne. Nous tergiversons encore, tâtonnant à la recherche des moyens d’expression les plus simples de la vie que nous menons déjà depuis plusieurs générations : notre existence historique – collective et définitive – d’Animal motorisé capable d’accélérer ses propres accélérations. Nos langages, sans aucun doute, souffrent beaucoup de leur retard sur la vérité de nos gestes, de nos pratiques, de nos institutions. Lentes et déterministes, nos syntaxes ; éphémères et aléatoires, les images que nous abandonnent nos flux – et bientôt inertes sous leur propre poussière les discours philosophants qui ne sauront pas, à l’ère du principe d’incertitude généralisé, se donner le mode juste, soit la concision de la miniature haïku et du fragment héraclitéen, soit la musicalité flottante de la pensée associative et rêveuse par où se dissipe et meurt le désir.

De cette nouvelle faculté prométhéenne, vient le moment de décrire avec méthode le dispositif interne, l’économie interactive et commutative, la chaîne normale et la chaîne pathologique de ses effets prévisibles. Mais cette méthode veut que l’on commence par se donner une idée claire et distincte de cet avènement insigne : dans notre écosphère, la subordination récente de l’espace au temps. Partant de cette simple formule encore presque creuse, tâchons d’exposer bientôt les catégories essentielles aux gestes du Gros Animal motorisé.

J.-L. Evard, 25 décembre 2013

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