Avant de mieux détailler
l’espace-temps du Gros Animal Motorisé, faisons brève halte. Nous le pistons
sur les traces de son ancêtre archaïque le Léviathan ; or, il s’est
motorisé, transformé en animal thermo-industriel armé de turbines, de
catalyseurs et de commutateurs, il faut donc s’attendre à d’importantes
mutations et apprendre à le reconnaître dans ses incarnations actuelles :
garder en mémoire le type, la Gestalt, ses fonctions essentielles – mais en
dévisager les formes contemporaines – déchiffrer la fonction vitale mais dans
les nouveautés de notre condition.
Qu’elle
ait conservé quelques traits de ses origines, nous le présumons chaque fois
que, comme Thomas Hobbes, Franz Neumann, Joseph Roth ou Pierre Naville nous en revenons à l’emblème du Léviathan.
Pièce maîtresse et inusable, parmi quelques autres, de notre mémoire
collective, il a la vertu dangereuse de tous les monuments, la même que celle
des fossiles : suggérer que peut se figer le temps, rêver, pour le
craindre ou le désirer, que l’archaïque serait éternel. Évitons cette
superstition fréquente chez les gardiens de musée et les historiens, leur culte
excessif et mélancolique de la poussière, leur allergie à la fraîcheur surprenante
des commencements. Que notre siècle ait engendré à sa manière son Gros Animal,
en voici un témoignage récent – non pas une variante littéraire de l’allégorie
biblique, tel le Moby Dick de Melville, mais un fragment d’expérience, extrait
d’un souvenir de Theilhard de Chardin, un des tout premiers contemporains à
nous proposer l’équivalent anthropologique actualisé de la figure archaïque des
origines. De l’ébranlement de la Grande Guerre, Theilhard rapporte une
intuition initiale : dans la masse des combattants organisés en corps
d’armée qui s’affrontent sur le mode de la guerre de matériel, comme on disait
déjà à l’époque, il reconnaît le Gros Animal. Comme au premier jour, la légion
romaine se forme en tortue et la flotte en escadre (la société humaine n’est
pas une meute), mais elle s’équipe de machines colossales, elle se forme en macro-systèmes (Alain Gras).
« L’atmosphère
du “Front”… N’est-ce pas pour y avoir été plongé – pour m’en être imprégné des
mois et des mois durant – là précisément où elle était la plus chargée, la plus
dense, que décidément j’ai cessé d’apercevoir, entre “physique” et “moral”,
entre “naturel” et “artificiel”, aucune rupture (sinon aucune
différence) : le “Million d’hommes”, avec sa température psychique et son
énergie interne, devenant pour moi une grandeur aussi évolutivement réelle, et
donc aussi biologique, qu’une gigantesque molécule de protéine. Dans la suite,
j’ai été souvent surpris de constater autour de moi, chez des contradicteurs,
une complète impuissance à concevoir que l’individu humain, du fait même qu’il
représente une grandeur corpusculaire,
doit, comme toute autre espèce de corpuscules au Monde, se trouver engagé
dans des liaisons et des groupements physiques d’ordre supérieur à lui-même, –
groupements qu’il ne peut absolument pas saisir directement en tant que tels (justement parce que
d’ordre n + 1 – à l’échelle de la
cellule, le corps du métazoaire cesse d’être perceptible ; et la molécule
à l’échelle de d’atome…) – mais dont l’existence et les influences lui sont, à
de multiples indices, parfaitement connaissables. Ce don, ou faculté, encore
relativement rare, de percevoir, sans
les voir, la réalité et l’organicité
des grandeurs collectives, c’est indubitablement, je le répète, l’expérience de
la Guerre qui m’en a fait prendre conscience, et l’a développé en moi comme un sens de plus. »
Non
seulement Theilhard de Chardin ne doute pas, il le précise en note, que ce
« don », cette « faculté » vont « se généraliser
rapidement au sein des générations qui montent » (l’attesteront en effet
les beaux commentaires consacrés à ces lignes par Jan Patocka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de
l’histoire), mais encore relie-t-il lui-même avec lucidité la genèse de son
intuition théorique à une vision précise, moment crucial où la perception vive
et personnelle se transfigure et se communique à autrui comme reconstruction
allégorique de la réalité collective, comme expression panoptique du vécu
ponctuel de la personne. (Theilhard nommera d’ailleurs cette initiation
« La Grande Monade » : il n’eût pu mieux trouver.) « La
nuit tombait maintenant tout à fait sur le Chemin des Dames. Je me suis levé pour
redescendre au cantonnement. Or voici qu’en me retournant pour apercevoir une
dernière fois la ligne sacrée, la ligne chaude et vivante du Front, j’ai
entrevu, l’éclair d’une intuition inachevé, que cette ligne prenait la figure
d’une Chose supérieure, très noble, que je sentais se lier sous mes yeux, mais
qu’il eût fallu un esprit plus parfait que le mien pour dominer et pour
comprendre. J’ai songé alors à ces cataclysmes d’une prodigieuse grandeur qui
n’ont eu, jadis, que des animaux pour témoins. Et il m’a semblé, à cet instant,
que j’étais, devant cette Chose en train de se faire, pareil à une bête dont
l’âme s’éveille, et qui perçoit des groupes de réalités enchaînées, sans
pouvoir saisir le lien de ce qu’elles représentent. »
En
peu de mots (cités ici à partir de la réédition d’octobre 2013 du Cœur de la matière dans le recueil intitulé Autobiographie spirituelle aux éditions du Seuil), l’écrivain reconstitue le moment
initiatique de sa rencontre avec le Léviathan revenu : la découverte des
échelles de grandeur, celle des champs de perception qu’elles commandent au
vivant, la lecture à la fois physique et anthropologique du lien interactif
entre l’individu et ses groupes d’appartenance, la corrélation du corps
individuel et du corps social, le don visionnaire, chez celui qui s’ouvre ainsi
à son monde, à sa situation et à sa condition, de recevoir cet enseignement non
comme une péripétie personnelle, mais comme un événement commun, auquel tous
participent à des degrés variables de présence et d’intensité.
Présence
et présentation du Gros Animal Motorisé : on ne saurait imaginer meilleur
emploi pour les philosophes à naître dans le nouvel Ordre hertzien, génétique, nucléaire et numérique.
J.-L.
Evard, 13 décembre 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire