samedi 7 décembre 2013

Après le Léviathan, suite (1)


Rentrons donc un peu dans le détail de l’écologie du gros animal campé à l’enseigne du Léviathan, au billet précédent. Règle simple de cette méditation en plusieurs volets : maintenir l’allégorie théologico-politique de la tradition (imaginant le genre humain comme un « gros animal », tel Platon, ou exposé à la menace d’un « gros animal », tel le Léviathan du livre de Job), et décrire les mutations mentales que déclenche la motorisation de cet animal, à l’époque de la première révolution industrielle.

Pourquoi celle-ci, dans notre hypothèse, fait-elle époque ? Parce qu’en motorisant ses moyens de transport, l’espèce humaine récapitule toute son histoire précédente (à la lettre, le « cheval vapeur » des premiers ingénieurs physiciens récapitule joliment toute l’histoire antérieure de l’homme à cheval, il lui donne aussi une conclusion inattendue, le congé signifié par le nouveau couple homme-machine à l’ancien couple homme-cheval), au moment même de lui donner soudain une tout autre orientation : motorisé, un moyen de transport (char ou frégate) devient bien autre chose qu’une mécanique transmetteur de la mobilité animale (noria, cavalerie) ou de l’énergie naturelle (marine à voile), il devient un système artificiel d’accélérations. À la mobilité première spécifique du règne animal s’ajoute désormais l’artifice de l’énergie motrice synthétisée par la révolution thermo-industrielle. La notion mythologique et philosophique d’époque convient bien à cette figure de la bifurcation de deux technologies : cheval vapeur, voilà bien le nom d’une grandeur physique par où semble se répéter le passé et qui connote aussi une mutation, car les implémentations et les transformations d’énergie du moteur à vapeur ou à explosion permettent des accélérations d’accélération inconcevables à un métabolisme quelconque. Au cheval, je fais ici subir le même traitement qu’en son temps Francis Ponge à l’électricité.

Pour le gros animal motorisé, se former une idée claire et distincte de sa nouvelle condition anthropologique – il tend à vivre tel un corps automobile en accélération et décélération autorégulées – demande un effort tout particulier. Cette difficulté tient à la résistance opposée, dans son champ de conscience, à la perception et à la schématisation du mouvement. Obstacle mental que Tolstoï, ce cavalier infatigable, franchit avec élégance quand il note : « La continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l’esprit humain. L’homme ne comprend les lois de n’importe quel mouvement que lorsqu’il examine des unités données de ce mouvement. Mais c’est précisément de ce fractionnement arbitraire du mouvement continu en unité discontinues que découlent la plupart des erreurs humaines » (Guerre et Paix, III, III, chap. 1). Pour mieux nous comprendre nous-mêmes dans notre époque de progression géométrique des vitesses (moteur à explosion, génératrices et réseaux électriques, champs électromagnétiques), il nous faut apprendre à raisonner comme lui : nous entraîner à nous viser nous-mêmes et toutes choses avec nous comme la source, le motif et le résultat provisoires de notre propre motricité (thermo-industrielle) parmi les mobiles des milieux (préindustriels) que nous habitons et traversons. Par « continuité absolue du mouvement », Tolstoï ne désigne en effet rien d’autre que la simultanéité et la pluralité des mouvements d’un ensemble infini, celui des corps qui composent des univers – mouvements qui échappent à notre conscience du fait même que, pour nous orienter dans leur relativité générale, notre esprit se place en eux de manière à définir notre corps en mouvement comme origine et coordinateur mathématiques et physiques universels. Nous fractionnons le mouvement absolument continu parce que nous n’avons pas d’autre moyen de nous y insérer : nous le rapportons au nôtre, autant vaut dire à la valeur moyenne de ses accélérations et de ses décélérations – exactement à la manière de Galilée rapportant le mouvement du boulet en chute libre du haut de la tour au mouvement de la terre (en l’occurrence : l’apparente immobilité du sol où tombe le sphéroïde de bronze). L’erreur de notre perception répète et prolonge celle de tout vivant : pour lui, la vérité du monde résulte de la nécessité vitale, donc mentale, de s’en faire le centre. Penser la « continuité absolue du mouvement » exige de nous que nous nous libérions de cette construction égologique de notre milieu. La philosophie n’a pas d’autre fin que cette éducation. Tolstoï, en l’occurrence, nous enseigne l’effort de conceptualisation des durées qu’avant lui  avait déjà découvert Giordano Bruno et que Bergson, puis Deleuze chercheront à approfondir. La « continuité absolue du mouvement » ne nous devient accessible (sensible et intelligible) qu’à la seule et unique condition d’une véritable conversion : cesser de percevoir nos univers sur le mode autoréférentiel propre à tout vivant selon sa première et selon sa seconde nature. Conversion difficile car elle ne se confond ni avec une extase ni avec une épilepsie : il ne s’agit pas de détacher le moi de l’espace-temps, il s’agit au contraire qu’il rétablisse le temps (les durées) dans leurs proportions plastiques propres, qu’il se rétablisse comme durée, au rebours des méthodes technoscientifiques et des horlogeries qui la réduisent à l’objet résiduel, au tic-tac des conquêtes et de l’hégémonie du monotone espace euclidien.

         Pour apprendre à se jouer, selon cette école anti-égologique, de notre propre résistance à la perception élargie de cette relativité des corps en mouvement, l’effort de l’imagination corrigera l’inertie de la perception. Effort que fournirent les premiers témoins et interprètes de l’accélération caractéristique des révolutions industrielles – effort où il nous faut persévérer en discernant ce qui nous advient au juste du seul fait de l’accélération due à la motorisation. Effort à la fois conceptuel et poétique. Pour le concept, qui identifie, qu’on relise le jeune Valéry, ou Daniel Halévy ; pour la poésie, qui métaphorise, Ungaretti ou Apollinaire.

         Le schéma cinétique décisif, comme toujours en cas de bond technique inscrivant rupture dans la tradition, vint de la combinaison de deux mobilités qu’on a un beau jour articulées l’une à l’autre – quand jusque-là on les pratiquait séparément, et chacune pour ses effets propres. Le trait décisif du schéma de l’accélération est venu du couplage de deux moteurs aux fonctionnalités différentes : de la fonction de vecteur d’un moteur servant de plate-forme, donc d’auxiliaire d’accélération, à un second, tel l’archer monté à cheval qui décoche ses traits « plus vite » qu’un archer au sol. L’accélération ainsi obtenue résume la période de conception des premières fusées ou des premières torpilles, exemple familier, mais le raisonnement s’applique aussi bien à la réalisation des transmissions dites sans fil (les ondes « radio »), dont la logique d’accélération relève au total du même principe général : diminution des forces dites d’inertie par couplage répété des vecteurs branchés les uns sur les autres telles des poupées en gigogne. Au degré zéro de cette échelle des vitesses, le mouvement se donne comme de l’immobilité pure (la fusée est encore au sol, fixée à sa rampe de lancement comme la flèche dans son carquois, l’éclair dans la nuée), tandis qu’à l’autre extrémité l’ultime vecteur, porté par toutes les plateformes d’amont, se donne comme le plus rapide tous, le seul bolide de bolide qui puisse espérer rivaliser de vitesse avec la lumière (avant de s’inverser en trou noir et de retomber dans l’inertie, ce solide des solides).

Le schéma cinétique de l’époque des accélérations enchaînées et combinées s’illustre donc au mieux dans la notion mathématique de progression géométrique ou exponentielle, une cinétique inconnue des époques préindustrielles. Le moteur thermo-industriel concrète un système ouvert d’auto-accélération que semble ne limiter aucune frontière d’espace-temps – trait spécifique qui marque la coupure réelle d’avec les systèmes d’auto-accélération propres au règne animal. L’humanité thermo-industrielle se constitue en gros animal apte à construire et à modifier sa propre motricité, donc apte à changer de milieu à volonté, comme si elle se faisait multi-amphibie. Nouveauté qui, à elle seule, balise de fait une mutation sans précédents connus dans l’histoire de l’évolution.

Pour saisir en imagination la continuité absolue du mouvement que notre activité sensorielle de matière charnelle fractionne en data, il nous faut donc en passer par le raisonnement intuitif par où nous nous retrouvons, comme Tolstoï et Giordano Bruno, en empathie avec la relativité générale des univers et des multivers. Le raisonnement grâce auquel nous corrigerons en esprit les erreurs égologiques élémentaires indispensables à notre vie nue et précaire de bipèdes mi-animaux mi-machines, nous le devons aux philosophes-poètes qui protègent l’homo faber et l’ingénieur qu’il abrite : c’est lui qui arme et équipe la vie nue du bipède humain, l’introduit dans le milieu non animal et tout artificiel des accélérations cumulées, le hisse sur l’échelle, non de Jacob, mais celle des accélérations exponentielles – à l’image de l’homme-obus des expérimentations spatiales, à l’image des déflagrations nucléaires, qui ne sont jamais que des accélérations plus ou moins contrôlées de champs électromagnétiques. Or c’est ainsi que l’homo faber rompt de manière définitive avec son milieu animal d’origine : il avait été un singe supérieur au pouce opposable et au langage articulé, mais ces qualités, si elles firent de lui un mutant dans le règne animal, lui advinrent par accident, sans son intention. Les accélérations exponentielles découvertes par le gros animal procèdent bien, comme toute sa motricité, de son activité propre, mais calculée désormais comme fonction et en fonction de ses artefacts de l’auto-accélération généralisée : elle bouleverse, comme une seconde mutation toutefois « moins accidentelle » que la première, le régime interactif du naturel et de l’artificiel sous lequel eurent lieu l’hominisation, puis l’humanisation.

Or le raisonnement anthropologique ici condensé, et grâce auquel se récapitule le sens profond de l’époque des accélérations en chaîne, contient en lui-même une autre conséquence élémentaire. Les accélérations successives obtenues en deux siècles par les ingénieurs du gros animal ont une limite : le gros animal lui-même, qui ne risque cette progression géométrique des vitesses que dans l’intention, peut-être démente, de mieux contrôler la mobilité des corps parmi lesquels il se destine à vivre pour devenir une fois pour toutes le plus rapide d’entre eux (il introduit, ce faisant, le même principe hyper-cinétique de la course de vitesse entre groupes humains et entre individus) – le gros animal se prédestine ainsi à bouleverser l’espace entier de ces mouvements, non seulement pour répandre l’accélération et l’universaliser (ce qui revient à réintroduire des forces d’inertie dans l’ensemble du réseau des accélérations, à l’image des embouteillages provoqués par l'accélération, à espace constant, des véhicules ou des messages), mais aussi pour tenter d’échapper à cet espace de décélération – masse de résistance et de saturation intolérable à l’esprit de la course avec la « vitesse de la lumière ».

C’est pour cette raison que la colonisation des immensités stratosphériques figure désormais au programme des investissements et recherches de la techno-science – et ce simultanément à leur équivalent biologique et génétique, où l’on vise, autre événement anthropologique plus que considérable, à détacher la procréation humaine de l’humain jusque-là son vecteur et à la séparer artificiellement de son corps de chair sexuée. Le rapprochement s’impose, non pas par maniérisme technophobe, mais du fait même qu’à des échelles de grandeur différentes, la visée macroscopique et la visée microscopique obéissent ici à la même intention – que rend manifeste la nature irréversible de l’ensemble de ces enchaînements menant, les uns vers le clonage, les autres vers la fusion ou la fission nucléaires. Tous relèvent de la même échelle d’intervention : noyau manipulable de la cellule vivante ou protons et neutrinos de la structure dite atomique, les termes et l’horizon dénotent la même valeur ontologique du nano absolu (espace nano de l’ADN / ARN, temps nano de la déflagration atomique ou astrophysique). Ce « nano » absolu dénote dans l’espace infiniment réduit le même moment, le même trajet, le même projet, le même mouvement que la « vitesse de la lumière » en termes de temps infiniment accéléré. Le « plus vite » et le « plus petit » ne font qu’un. L’accélération exponentielle et la minaturisation de toutes choses aussi.

J.-L. Evard, 7 décembre 2013

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