dimanche 6 octobre 2013

Filigrane de Spinoza


La Revue des livres de septembre-octobre 2013 publie deux textes d’un ton très vif, s’attachant l’un et l’autre à incriminer d’inconsistance et de perfidie l’essai de Jean-Claude Milner paru en mars dernier sous le titre Le Sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Les arguments avancés s’additionnent, convergent, mais ne se confondent en aucun cas (même s’ils assignent l’entreprise herméneutique de Milner à son « conservatisme » politique et idéologique – hélas, un mot creux, une baudruche polémique qui grève la construction conceptuelle de nos deux critiques par ailleurs précis). Pour l’essentiel, le propos de Laurent Bove revient à exposer comment Milner torture le texte spinozien (le § 12 du chapitre III du Traité théologico-politique publié en 1670), et comment, pour ce détournement, il abuse outrageusement de l’autorité invoquée à titre méthodologique, celle de Leo Strauss. Quant à Ivan Segré, il s’insurge contre le surrationalisme, pour ainsi le dire, qui pousse Milner à faire de Spinoza l’adversaire intégral et emblématique de l’ensemble de la tradition religieuse juive.

La controverse qui se noue ainsi a certes des précédents (l’histoire de la philosophie contemporaine passe en partie par le mystère Spinoza), et Milner lui-même, dans les premières pages de son essai, en mentionne certaines au passage. Elle n’en présente pas moins, cette fois, un trait surprenant : bien que L. Bove et I. Segré raisonnent en partant de prémisses différentes (pour Bove, Milner opère en « faussaire » philologique ; pour Segré, il s’égare en terrain théologique, où il le dit incompétent), l’un et l’autre se gardent pourtant bien d’aborder, des deux arguments maîtres de Milner, le second – à savoir, le commentaire qu’il fait de la comparaison spinozienne des Juifs en diaspora avec les Chinois soumis à la domination mandchoue (« tartare », dit Spinoza). Les deux peuples – leur destin serait donc ici le même – ont été dépossédés de leur Etat et de leurs lois (les Juifs, en outre, de leur terre). Mais, pour « meubler » cette comparaison quelque peu inattendue, et peut-être grinçante, Spinoza rentre dans un détail – dans une apparence de détail.

Spinoza, en effet, et la chose paraît de fait étrange, vient à comparer le rite juif de la circoncision avec l’humiliation imposée par le conquérant mandchou au peuple chinois, le port d’une natte, en signe de servitude devant le vainqueur maître de l’empire (et lui, certes, abondamment chevelu). Et d’en induire qu’il y va là de la même technique de domination : « de même » que l’occupant « tartare » s’en prend symboliquement à la virilité des Chinois, « de même », avance Spinoza, les principes de la religion et le rabbinat hébraïques « amollissent » le cœur des Juifs en leur imposant un rite distinctif qui leur attire la « haine » des nations et les prive de toute puissance politique.

Dans ce très libre raisonnement de Spinoza, Milner veut reconnaître un raisonnement de Machiavel (« la religion affaiblit les républiques »). Il n’a pas tort, et son tort consiste pourtant à feindre de ne pas entendre que l’impuissance ici déplorée par Machiavel et Spinoza vaut en matière de politique, certes, mais par allusion (à peine voilée) à cette autre « puissance » qu’on appelle la virilité. Sur quoi Milner greffe ensuite son propre très libre raisonnement – dont nous traiterons une autre fois.

Mon propos du jour n’est en effet ni de rentrer à mon tour dans le détail du bien étrange argument de Spinoza ni dans l’argument au moins aussi étrange qu’en extrait de son côté Milner : je me demande bien plutôt pourquoi ni L. Bove ni I. Segré ne semblent avoir remarqué que réapparaît ici, à mots à peine couverts, un leitmotiv bien connu de l’obsession antisémite largement explorée dans La Recherche du temps perdu. Si «le» Juif et  «l'Homosexuel» y sont thématisés comme les deux cibles équivalentes de la même stigmatisation obsessionnelle, c’est que Proust aura poussé dans ses conséquences immédiates l’idée fixe plus ancienne du peuple juif « efféminé », telle justement qu’elle se formule en toutes lettres, ou presque, sous la plume de Spinoza. Au club des parias de l'histoire universelle, Juifs et homosexuels ont longtemps occupé la première place ex aequo : pas de nation pour les uns, pas de gender pour les autres native, natale ou sexuelle, l'Europe victorienne les plaça avec ostentation à parité de tare, couronnant là une tradition plus ancienne. Il n'y a pas de judéophobie y compris celle hitlérienne – qui ne campe le Juif en monstre sexuel, redoublant ainsi le grief de sa monstruosité théologique de peuple déicide.

Je n’évoque Proust qu’en passant et pour aller au cœur même du leitmotiv spinozien exploité par Milner mais occulté par ses deux critiques : du vivant de Proust mais en terre germanique, un autre écrivain, le Viennois Weininger, allait atteindre la célébrité en consacrant tout un chapitre de son ouvrage, Sexe et Caractère, à construire l’audacieuse équation des antisémites de salon : « Femme = Juif », « Juif = Femme ». De Spinoza à Weininger (en qui Freud reconnaissait un parfait représentant de la « haine de soi » juive), la différence tient à la nuance : de l’effémination suggérée par Spinoza, on passera, avec Weininger, à la féminité pure et simple. Qui veut s’en assurer peut lire Weininger dans le texte (la traduction française date de 1975), et le commentaire érudit qu’en a donné Jacques Le Rider en 1982 (Le cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme). Le rapprochement s’impose d’autant mieux que Weininger avait hérité du sens spinozien de la nuance délicate : « Sexe et Caractère a montré que l’émancipation féminine n’a aucune chance de jamais se réaliser ; mais il accorde aux Juifs une chance d’accéder à l’humanité supérieure », note avec humour Le Rider. Quant à la fonction cardinale de cette métaphore des deux puissances (la sexuelle et la politique) dans la genèse de l’antisémitisme européen (non pas seulement l’antisémitisme de salon, mais celui de masse), c’est encore en terre germanique qu’elle se confirmera, à travers les écrits du président Schreber. En tradition islamique, la stigmatisation va droit au but, sans longs attendus obliques comme ceux de Spinoza visitant le Grand Mogol : el yahoud kif el mra, « Un Juif est comme une femelle » dicton tunisien de l'époque de la dhimmitude.

Restent à élucider deux questions. Pourquoi les deux critiques de Milner ont-ils jugé bon de ne pas aborder, ne serait-ce que par allusion, l’hypotexte sexuel placé en filigrane par Spinoza dans son texte théologico-politique (et ce bien que Milner lui-même commente longuement l’équivalence spinozienne des deux marquages, sexuels l’un et l’autre) ?

Je ne vois qu’une seule explication possible à cet étrange silence. Ils n’ont pas non plus remarqué, semble-t-il, l’usage que fait J.-Cl. Milner de la fameuse formule de Tacite exploitée par Spinoza : odium generis humani, « la haine du genre humain », écrit l’historien romain – formule que Spinoza s’approprie selon ses deux traductions compossibles, celui de la haine censée ressentie par les Juifs pour les nations et celui de la haine par eux endurée. On a rempli des bibliothèques entières de savantes dissertations consacrées à l’interprétation la plus juste à donner au texte de Tacite. Mais personne de sensé ne doute que, pour Spinoza, la lecture malveillante aux Juifs allait de soi (comme, très probablement, pour Tacite) : c’est elle qui oriente clairement l’ensemble du Traité théologico-politique et en dicte même toute la perspective explicite et implicite.

D’où ma question : pourquoi Jean-Claude Milner passe-t-il sous silence la judéophobie massive du texte de Tacite et le transfert de cet affect antijudaïque dans l’argumentation de Spinoza ? Car l’essai de Milner ne progresse dans sa propre argumentation, son « libre raisonnement », que d’admettre du tout au tout – oui, de valider et de faire jouer l’argument judéophobe de Tacite repris tel quel par Spinoza (« les Juifs sont haïs parce qu’ils ont haï »).

Après ces deux questions, une certitude, celle qui en découle. Milner vient d’atteindre, donc de franchir, une ligne de non-retour.

Jean-Luc Evard, 6 octobre 2013

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