La Revue des livres de septembre-octobre 2013 publie
deux textes d’un ton très vif, s’attachant l’un et l’autre à incriminer d’inconsistance et de perfidie l’essai de Jean-Claude Milner paru en mars
dernier sous le titre Le Sage trompeur.
Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Les arguments avancés
s’additionnent, convergent, mais ne se confondent en aucun cas (même s’ils assignent
l’entreprise herméneutique de Milner à son « conservatisme »
politique et idéologique – hélas, un mot creux, une baudruche polémique qui
grève la construction conceptuelle de nos deux critiques par ailleurs précis).
Pour l’essentiel, le propos de Laurent Bove revient à exposer comment Milner
torture le texte spinozien (le § 12 du chapitre III du Traité théologico-politique publié en 1670), et comment, pour ce détournement,
il abuse outrageusement de l’autorité invoquée à titre méthodologique, celle de
Leo Strauss. Quant à Ivan Segré, il s’insurge contre le surrationalisme, pour
ainsi le dire, qui pousse Milner à faire de Spinoza l’adversaire intégral et
emblématique de l’ensemble de la tradition religieuse juive.
La
controverse qui se noue ainsi a certes des précédents (l’histoire de la
philosophie contemporaine passe en partie par le mystère Spinoza), et Milner
lui-même, dans les premières pages de son essai, en mentionne certaines au
passage. Elle n’en présente pas moins, cette fois, un trait surprenant :
bien que L. Bove et I. Segré raisonnent en partant de prémisses différentes (pour
Bove, Milner opère en « faussaire » philologique ; pour Segré,
il s’égare en terrain théologique, où il le dit incompétent), l’un et l’autre
se gardent pourtant bien d’aborder, des deux arguments maîtres de Milner, le
second – à savoir, le commentaire qu’il fait de la comparaison spinozienne des
Juifs en diaspora avec les Chinois soumis à la domination mandchoue
(« tartare », dit Spinoza). Les deux peuples – leur destin serait
donc ici le même – ont été dépossédés de leur Etat et de leurs lois (les Juifs,
en outre, de leur terre). Mais, pour « meubler » cette comparaison
quelque peu inattendue, et peut-être grinçante, Spinoza rentre dans un détail –
dans une apparence de détail.
Spinoza,
en effet, et la chose paraît de fait étrange, vient à comparer le rite juif de
la circoncision avec l’humiliation imposée par le conquérant mandchou au peuple
chinois, le port d’une natte, en signe de servitude devant le vainqueur maître
de l’empire (et lui, certes, abondamment chevelu). Et d’en induire qu’il y va
là de la même technique de domination : « de même » que
l’occupant « tartare » s’en prend symboliquement à la virilité des
Chinois, « de même », avance Spinoza, les principes de la religion et
le rabbinat hébraïques « amollissent » le cœur des Juifs en leur
imposant un rite distinctif qui leur attire la « haine » des nations
et les prive de toute puissance politique.
Dans
ce très libre raisonnement de Spinoza, Milner veut reconnaître un raisonnement
de Machiavel (« la religion affaiblit les républiques »). Il n’a pas
tort, et son tort consiste pourtant à feindre de ne pas entendre que
l’impuissance ici déplorée par Machiavel et Spinoza vaut en matière de
politique, certes, mais par allusion (à peine voilée) à cette autre
« puissance » qu’on appelle la virilité. Sur quoi Milner greffe
ensuite son propre très libre raisonnement – dont nous traiterons une autre fois.
Mon
propos du jour n’est en effet ni de rentrer à mon tour dans le détail du bien
étrange argument de Spinoza ni dans l’argument au moins aussi étrange qu’en
extrait de son côté Milner : je me demande bien plutôt pourquoi ni L. Bove
ni I. Segré ne semblent avoir remarqué que réapparaît ici, à mots à peine
couverts, un leitmotiv bien connu de l’obsession antisémite largement explorée
dans La Recherche du temps perdu. Si
«le» Juif et
«l'Homosexuel» y sont thématisés comme les deux cibles
équivalentes de la même stigmatisation obsessionnelle, c’est que Proust aura
poussé dans ses conséquences immédiates l’idée fixe plus ancienne du peuple
juif « efféminé », telle justement qu’elle se formule en toutes lettres,
ou presque, sous la plume de Spinoza. Au club des parias de l'histoire universelle, Juifs et homosexuels ont longtemps occupé la première place ex aequo : pas de nation pour les uns, pas de gender pour les autres – native, natale ou sexuelle, l'Europe victorienne les plaça avec ostentation à parité de tare, couronnant là une tradition plus ancienne. Il n'y a pas de judéophobie – y compris celle hitlérienne – qui ne campe le Juif en monstre sexuel, redoublant ainsi le grief de sa monstruosité théologique de peuple déicide.
Je
n’évoque Proust qu’en passant et pour aller au cœur même du leitmotiv spinozien
exploité par Milner mais occulté par ses deux critiques : du vivant de
Proust mais en terre germanique, un autre écrivain, le Viennois Weininger,
allait atteindre la célébrité en consacrant tout un chapitre de son ouvrage, Sexe et Caractère, à construire
l’audacieuse équation des antisémites de salon : « Femme =
Juif », « Juif = Femme ». De Spinoza à Weininger (en qui Freud
reconnaissait un parfait représentant de la « haine de soi » juive),
la différence tient à la nuance : de l’effémination
suggérée par Spinoza, on passera, avec Weininger, à la féminité pure et simple. Qui veut s’en assurer peut lire Weininger
dans le texte (la traduction française date de 1975), et le commentaire érudit
qu’en a donné Jacques Le Rider en 1982 (Le
cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme). Le
rapprochement s’impose d’autant mieux que Weininger avait hérité du sens
spinozien de la nuance délicate : « Sexe et Caractère a montré que l’émancipation féminine n’a aucune
chance de jamais se réaliser ; mais il accorde aux Juifs une chance
d’accéder à l’humanité supérieure », note avec humour Le Rider. Quant à la
fonction cardinale de cette métaphore des deux puissances (la sexuelle et la
politique) dans la genèse de l’antisémitisme européen (non pas seulement
l’antisémitisme de salon, mais celui de masse), c’est encore en terre
germanique qu’elle se confirmera, à travers les écrits du président Schreber. En tradition islamique, la stigmatisation va droit au but, sans longs attendus obliques comme ceux de Spinoza visitant le Grand Mogol : el yahoud kif el mra, « Un Juif est comme une femelle » – dicton tunisien de l'époque de la dhimmitude.
Restent
à élucider deux questions. Pourquoi les deux critiques de Milner ont-ils jugé
bon de ne pas aborder, ne serait-ce que par allusion, l’hypotexte sexuel placé
en filigrane par Spinoza dans son texte théologico-politique (et ce bien que
Milner lui-même commente longuement l’équivalence spinozienne des deux
marquages, sexuels l’un et l’autre) ?
Je
ne vois qu’une seule explication possible à cet étrange silence. Ils n’ont pas
non plus remarqué, semble-t-il, l’usage que fait J.-Cl. Milner de la fameuse
formule de Tacite exploitée par Spinoza : odium generis humani, « la haine du genre humain », écrit
l’historien romain – formule que Spinoza s’approprie selon ses deux traductions
compossibles, celui de la haine censée ressentie par les Juifs pour les nations
et celui de la haine par eux endurée. On a rempli des bibliothèques entières de
savantes dissertations consacrées à l’interprétation la plus juste à donner au
texte de Tacite. Mais personne de sensé ne doute que, pour Spinoza, la lecture
malveillante aux Juifs allait de soi (comme, très probablement, pour Tacite) : c’est elle qui oriente clairement
l’ensemble du Traité théologico-politique et en dicte même toute la perspective explicite et implicite.
D’où
ma question : pourquoi Jean-Claude Milner passe-t-il sous silence la
judéophobie massive du texte de Tacite et le transfert de cet affect
antijudaïque dans l’argumentation de Spinoza ? Car l’essai de Milner ne
progresse dans sa propre argumentation, son « libre raisonnement »,
que d’admettre du tout au tout – oui, de valider et de faire jouer l’argument
judéophobe de Tacite repris tel quel par Spinoza (« les Juifs sont haïs
parce qu’ils ont haï »).
Après
ces deux questions, une certitude, celle qui en découle. Milner vient
d’atteindre, donc de franchir, une ligne de non-retour.
Jean-Luc
Evard, 6 octobre 2013
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