jeudi 31 octobre 2013

Essorer pour penser


Dans Judaïsme au présent, paru en 1987 (la traduction française date de 1992), le rabbin Emil Fackenheim s’interroge, au chapitre 9, sur l’expérience de la prière – quand il s’agit de « choses graves », de situations extrêmes. Il s’appuie, entre autres, sur le cas de la guerre, du combattant s’exposant à la mort : « Durant la Première Guerre mondiale, les soldats allemands devaient choisir entre deux livres à prendre avec eux sur le champ de bataille : la Bible, ou l’œuvre de l’athée Nietzsche, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra). Il est peu probable que le haut commandement militaire allemand s’intéressât aux états d’âme des soldats allemands ; il ne recherchait qu’une seule chose : les  motiver à se battre pour la patrie ; et dans leurs vues, ils pouvaient indifféremment sacrifier leur vie avec ou sans Dieu. »

Lignes des plus édifiantes ! Grâce à elles, nous pouvons comprendre ce qui nous désarme tellement, aujourd’hui, dans notre propre conjoncture, dite à la légère de « retour du religieux ». Car une simple anecdote nous enseigne d’un seul vif éclairage dans quelle obscurité patauge le « haut commandement ».

Le haut commandement militaire, d’abord, qui, indifféremment, alourdit la besace du fantassin, soit d’une Bible, soit du livre dont l’auteur avait lui-même prévu de l’intituler « Le Cinquième Évangile » et n’en passait pas moins pour « nihiliste », ou « libre-penseur » – mais, quoi qu’il en soit sur le fond, l’état-major juge indispensable de munir le soldat d’un bréviaire, d’un viatique pour la foi et la conscience, remis officiellement par l’État : le fantassin allemand, apprenons-nous, part aussi en guerre comme fantassin chrétien ou, osons cette insolence : comme fantassin judéo-chrétien. (Et au Ciel où il apprend la nouvelle, Nietzsche, l’anti-Bismarck, s’est-il senti honoré ou ridiculisé ? Malin qui le dira.)

Le haut commandement théologique, ensuite, qui, en la personne d’un rabbin lettré plus que fin, ne juge pas utile de méditer l’évidence : si l’État harnache ses soldats d’un livre pieux (les Psaumes ou Zarathoustra, celui-là ou un autre, mais une lecture scripturaire obligatoirement), la guerre qu’ils mènent relève-t-elle alors de la politique religieuse de leur empire ? Ou bien mènent-ils, et même à leur insu, une guerre de religion ?

Passe encore que ni Moltke ni Ludendorff n’aient pris le temps de trancher la question. Ces stratèges s’en remettaient sans doute au jugement des experts (en août 1914, dans toute l’Europe et en Russie, les écrivains ne manquaient pas qui dissertèrent sur les motifs théologiques de la guerre des nations ou de l'apocalypse des empires). Qui se doutait alors que bien peu de temps après le grand ébranlement commencerait le siècle des « religions politiques », et que celles-ci, à commencer par le fascisme, se fonderaient d’abord sur le culte de la violence guerrière érigée en métal précieux des vertus civiques ? Culte d’autant plus tragique que la Grande Guerre avait justement annoncé la dépossession du guerrier sous l’effet peu héroïque de l’industrialisation de la guerre, laquelle rapprocha d’ailleurs l’ensemble des non-combattants aussi de la zone infernale des massacres mécaniques, balistiques et chimiques.

Qu’un demi-siècle plus tard l’équivoque ne soit pas dissipée chez ceux-là même auxquels s’imposent toutes les raisons les plus urgentes de faire la lumière sur le malentendu premier – voilà qui ne peut qu’intriguer. L’équivalence fabriquée à la louche par l’intelligence militaire et politique entre des littératures baptisées religieuses pour la même raison qui fait dire « musique » la chamade ou la diane des casernes, ce catalogage relève de la logique des ratons laveurs chers à Prévert – et du quotidien forcément expéditif des escadrons et de leurs subrécargues. L’historien profite de l’aubaine : il note qu’en 1914, et en terre luthérienne, la sécularisation est cause et chose encore si confuse que les plus hautes autorités ne voient pas malice au clair-obscur du sacré et du profane. Mais le philosophe en fait autant, et il note qu’un homme de foi, un rabbin né en Allemagne et rescapé de la Shoah, ne sourcille pas, lui non plus, quand, plus de soixante ans plus tard, il voit l’intelligence militaire allemande de 1914 mettre à égalité tant d’incompatibles. Un tel homme a toutes les raisons de se demander pourquoi, à défaut de la Bible, Nietzsche, en 1914, doit garnir le havresac d’un soldat (allemand) ; et de se demander, devant le fait en question : « Politique religieuse ou religion politique ? » Mais cet homme peut, faut-il croire, s’en passer.

Je ne m’attarde sur le cas d’Emil Fackenheim que pour une seule raison : sa parfaite valeur d’exemple dépourvu de toute fioriture. N’en sommes-nous pas, aujourd’hui, au même point d’ignorance, de perplexité et d’incertitude que lui ? (Un cas flagrant : celui d’un des spécialistes reconnus des « religions politiques », Emilio Gentile, dont l’ouvrage de 2001 traduit en français en 2005, Les Religions de la politique, ne distingue jamais entre lesdites « religions de la politique » et les « religions politiques ».) Et cette ignorance, cette perplexité et cette incertitude, égales à elles-mêmes de génération en génération, ne sont-elles pas la raison massive, voire unique, de nos pataugements sans fin dans les brouillards épais des nouvelles guerres… que, hélas, il faut dire, par défaut, « de religion » tant qu’une tête bien faite n’aura pas réduit l’équivoque ? épuré les concepts ? nettoyé le langage ?

Cela ne va-t-il donc pas de soi : quitte à devoir vivre en animal de conflit, ne serions-nous pas bien avisés de donner à nos conflits leur nom juste et leur juste nom ? de cesser de faire passer Nietzsche pour un athée, à la manière simpliste du père Henri de Lubac s. j. ? de les nommer, ces conflits, selon leur nature véritable, et d’accroître ainsi nos chances de les conduire en loyaux adversaires instruits plutôt qu’en fielleux ennemis ignares ?

J.-L. Evard, 31 octobre 2013

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