Un signe infaillible des
hautes tensions affectant les États-Unis depuis le début du second mandat Obama
mérite réflexion : le blocage possible du budget fédéral en janvier
prochain et l’interminable prise en otage des services secrets américains par
la nébuleuse Snowden & Cie cristallisent
des conflits pour le moment sans rapport l’un avec l’autre, à une exception
près : les munitions utilisées par les adversaires, qui, pour se battre
les uns intra muros (le tea party contre la Maison-Blanche), les
autres à l’échelle planétaire des fuites organisées avec méthode par l’ancien
agent secret devenu transfuge, ces munitions utilisent dans les deux cas la
même substance immatérielle, à savoir la monnaie électronique. Discorde dans la
cité, discorde dans l’empire : deux échelles de pouvoir, mais éprouvées
par un désordre de même nature.
Les
crédits refusés au gouvernement de Washington par la droite républicaine valent
emploi de l’outil monétaire comme arme politique – outil fiduciaire qui, depuis
bientôt trente ans, a modifié son support matériel, puisqu’au papier-monnaie
jusque-là seul médium des opérations bancaires s’est ajoutée leur écriture
électronique, et qu’elle a pris le dessus – comme l’a confirmé le déroulement
des crises boursières, bancaires et budgétaires de ces dernières années,
partout dans le monde. Nixon avait émancipé le « billet vert » de
toute couverture-or, la révolution électronique a fait le reste : le
« billet vert » s’est noyé dans les tornades d’octets et de mégabits.
De
son côté, la pression exercée par l’avalanche Snowden sur l’empire américain
exprime crûment le potentiel politique véhiculé par les flux électroniques
toujours plus intenses que la troisième révolution industrielle, leur matrice, fabriqua
et généralisa, dès les années 1940-50. Après l’arme du coke, du fer, de l’or
noir, voici venue l’arme électronique, par qui les scandales déboulent,
déferlent et déciment. Ses pouvoirs de guerre au sens large du terme, elle les
révèle avec fracas sur écran : écrans vides du Trésor fédéral américain
menacé de faillite, écrans toxiques qui éventent les secrets et les arcanes de
l’État. La monnaie comme flux électronique (en panne à Washington), et
inversement : les flux électroniques comme flash et comme scoop, outing géopolitique universel, arme du
chantage dans la guerre sale qui oppose civils et militaires, Atlantique et
Pacifique, décideurs et quatrième pouvoir. À cette réversibilité des flux
tantôt monétaires tantôt électriques, à ce court-circuit des deux fonctions du
même dispositif, il n’y aura pas de Benjamin Franklin qui puisse opposer
quelque paratonnerre. (Ou plutôt : Snwoden ne nous annonce-t-il pas le retour de Benjamin Franklin ? comme
si, fâché, le parcimonieux bonhomme revenait débrancher son invention et châtier
ceux qui ne surent pas en faire bon usage…)
Coke
ou fer, pétrole ou kilowatts : solides, fluides ou électriques, ces
substances nous résument l’histoire de l’hégémonie depuis le premier jour de la
première révolution industrielle. Le coke permet à l’Amirauté britannique de
motoriser la première toute la marine de guerre britannique déjà championne des
mers ; le fer lorrain empoché par Bismarck en 1871 met l’Allemagne à
égalité de puissance industrielle avec la Grande-Bretagne dès 1905, l’or noir texan
et saoudien propulse les États-Unis à la tête des grandes puissances thermo-industrielles.
Chacun comprend aisément que le règne de l’électronique promue en
« matière première », en manne du nouvel ordre numérique ne prolonge
pas cette généalogie, mais la réoriente (les flux électroniques ne relèvent pas du règne des matériaux, solides ou fluides), et que,
pourtant, le potentiel et les fonctions politiques des flux électroniques
relancent la problématique de l’armement
de l’empire. Comment mieux élucider le continu et le discontinu de cet
événement capital ?
Certes,
en termes de physique, on doit d’abord reconnaître ce qui oppose des matières
(des minerais, des huiles) à des énergies (des flux, des tensions :
l’électricité, par nature, est un infini, indifférent à ses
« réserves » puisque tout mouvement, à quelque échelle que ce soit,
en produit et en dissipe, et que l’on peut en produire à volonté). Mais nous
concerne moins la différence physique de ces substances entre elles que celle
de notre rapport technique à
elles : en réalité, l’électricité (et sa postérité électronique) couronne
l’histoire de notre pouvoir sans cesse accru de transformation des matériaux – elle augmente donc, et de beaucoup,
notre pouvoir de transformation des sources d’énergie en énergie (stockée, puis
distribuée, puis dissipée). Poussons le raisonnement jusqu’à son terme :
l’électricité a autant bouleversé notre relation matérielle au monde que, pour
sa part, l’écriture alphabétique l’a fait de notre inscription symbolique en
lui. Pour vingt-quatre lettres, une infinité de phrases écrites à la disposition
d’une infinité d’hommes… Si l’alphabet opère comme la plus pure électricité de
notre langage, alors l’électricité opère de son côté comme l’alphabet éminent
de tous nos matériaux. Même condensation du dispersé, même fluidité, même
alchimie : de Novalis à Raoul Dufy et Francis Ponge, les poètes ont su
mettre l’électricité à sa place véritable – de servante royale. Quant aux
ingénieurs aussi, ils comprirent la nouveauté – et lui donnèrent un nom :
« cybernétique », qui signale ce rapprochement du gouvernement des
hommes et du gouvernement des choses.
En
matière de transformation de ces sources d’énergie, l’inégalité entre
utilisateurs (les grandes puissances et les autres) est donc bien moindre de
nos jours qu’autrefois puisqu’elle porte sur une ressource moins inégalement
distribuée que les matières premières : l’armement électronique demande
moins d’investissements en tout genre que la conquête de champs pétrolifères ou
la production de turbines. L’électricité a amené avec son règne massification
et « démocratisation » de l’énergie. La raison de cette modification
considérable ? À la différence des autres sources de l’énergie,
l’électricité est elle-même la source
et l’énergie, l’alpha et l’oméga.
À
cet argument de l’inégalité, de rendement faible (c’est un argument économique,
donc épicier) s’ajoute un argument à densité haute, un fait technologique (donc
stratégique) : il ne saurait y avoir de monopole des réseaux numériques
comme il y eut un monopole du contrôle des voies terrestres (empire romain,
empire chinois) ou des voies maritimes (Venise, Londres). (Admettons même, par
souci de rigueur, l’hypothèse extrême et quasi extravagante selon laquelle les États-Unis
disposeraient d’un quasi-monopole, du Réseau des réseaux : même dans ce
cas de figure, cette position ne saurait durer – de par la nature même du
réseau en cause, qui, comme tout réseau monétaire pour conserver
sa performativité, présuppose la pluralité de ses émetteurs-récepteurs. Ce que rappelle
chaque jour la guerre informatique qui se répand partout, entre États et entre
pirates.)
De
là la véritable nouveauté qui, depuis quelques mois, apparaît au grand jour, et
aux dépens directs de la puissance américaine. La voici aux prises à
l’intérieur comme à l’extérieur avec les effets épidémiques et mimétiques de
l’armement même qui lui avait donné jusqu’à aujourd’hui un avantage
incomparable dans le champ des hégémonies. Les secousses systémiques qui nous
attendent ne seront ni financières, ni économiques, ni politiques, ni
psychiques, ni théologiques. Jamais paisible, l’heure de la fusion et du
court-circuit de toutes ces causalités jusqu’alors dispersées et cloisonnées, l'heure de la cacophonie sans rime ni raison a déjà sonné.
Jean-Luc
Evard, 21 octobre 2013
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