lundi 21 octobre 2013

Court-circuit


Un signe infaillible des hautes tensions affectant les États-Unis depuis le début du second mandat Obama mérite réflexion : le blocage possible du budget fédéral en janvier prochain et l’interminable prise en otage des services secrets américains par la nébuleuse Snowden & Cie  cristallisent des conflits pour le moment sans rapport l’un avec l’autre, à une exception près : les munitions utilisées par les adversaires, qui, pour se battre les uns intra muros (le tea party contre la Maison-Blanche), les autres à l’échelle planétaire des fuites organisées avec méthode par l’ancien agent secret devenu transfuge, ces munitions utilisent dans les deux cas la même substance immatérielle, à savoir la monnaie électronique. Discorde dans la cité, discorde dans l’empire : deux échelles de pouvoir, mais éprouvées par un désordre de même nature.

Les crédits refusés au gouvernement de Washington par la droite républicaine valent emploi de l’outil monétaire comme arme politique – outil fiduciaire qui, depuis bientôt trente ans, a modifié son support matériel, puisqu’au papier-monnaie jusque-là seul médium des opérations bancaires s’est ajoutée leur écriture électronique, et qu’elle a pris le dessus – comme l’a confirmé le déroulement des crises boursières, bancaires et budgétaires de ces dernières années, partout dans le monde. Nixon avait émancipé le « billet vert » de toute couverture-or, la révolution électronique a fait le reste : le « billet vert » s’est noyé dans les tornades d’octets et de mégabits.

De son côté, la pression exercée par l’avalanche Snowden sur l’empire américain exprime crûment le potentiel politique véhiculé par les flux électroniques toujours plus intenses que la troisième révolution industrielle, leur matrice, fabriqua et généralisa, dès les années 1940-50. Après l’arme du coke, du fer, de l’or noir, voici venue l’arme électronique, par qui les scandales déboulent, déferlent et déciment. Ses pouvoirs de guerre au sens large du terme, elle les révèle avec fracas sur écran : écrans vides du Trésor fédéral américain menacé de faillite, écrans toxiques qui éventent les secrets et les arcanes de l’État. La monnaie comme flux électronique (en panne à Washington), et inversement : les flux électroniques comme flash et comme scoop, outing géopolitique universel, arme du chantage dans la guerre sale qui oppose civils et militaires, Atlantique et Pacifique, décideurs et quatrième pouvoir. À cette réversibilité des flux tantôt monétaires tantôt électriques, à ce court-circuit des deux fonctions du même dispositif, il n’y aura pas de Benjamin Franklin qui puisse opposer quelque paratonnerre. (Ou plutôt : Snwoden ne nous annonce-t-il pas le retour de Benjamin Franklin ? comme si, fâché, le parcimonieux bonhomme revenait débrancher son invention et châtier ceux qui ne surent pas en faire bon usage…)

Coke ou fer, pétrole ou kilowatts : solides, fluides ou électriques, ces substances nous résument l’histoire de l’hégémonie depuis le premier jour de la première révolution industrielle. Le coke permet à l’Amirauté britannique de motoriser la première toute la marine de guerre britannique déjà championne des mers ; le fer lorrain empoché par Bismarck en 1871 met l’Allemagne à égalité de puissance industrielle avec la Grande-Bretagne dès 1905, l’or noir texan et saoudien propulse les États-Unis à la tête des grandes puissances thermo-industrielles. Chacun comprend aisément que le règne de l’électronique promue en « matière première », en manne du nouvel ordre numérique ne prolonge pas cette généalogie, mais la réoriente (les flux électroniques ne relèvent pas du règne des matériaux, solides ou fluides), et que, pourtant, le potentiel et les fonctions politiques des flux électroniques relancent la problématique de l’armement de l’empire. Comment mieux élucider le continu et le discontinu de cet événement capital ?

Certes, en termes de physique, on doit d’abord reconnaître ce qui oppose des matières (des minerais, des huiles) à des énergies (des flux, des tensions : l’électricité, par nature, est un infini, indifférent à ses « réserves » puisque tout mouvement, à quelque échelle que ce soit, en produit et en dissipe, et que l’on peut en produire à volonté). Mais nous concerne moins la différence physique de ces substances entre elles que celle de notre rapport technique à elles : en réalité, l’électricité (et sa postérité électronique) couronne l’histoire de notre pouvoir sans cesse accru de transformation des matériaux – elle augmente donc, et de beaucoup, notre pouvoir de transformation des sources d’énergie en énergie (stockée, puis distribuée, puis dissipée). Poussons le raisonnement jusqu’à son terme : l’électricité a autant bouleversé notre relation matérielle au monde que, pour sa part, l’écriture alphabétique l’a fait de notre inscription symbolique en lui. Pour vingt-quatre lettres, une infinité de phrases écrites à la disposition d’une infinité d’hommes… Si l’alphabet opère comme la plus pure électricité de notre langage, alors l’électricité opère de son côté comme l’alphabet éminent de tous nos matériaux. Même condensation du dispersé, même fluidité, même alchimie : de Novalis à Raoul Dufy et Francis Ponge, les poètes ont su mettre l’électricité à sa place véritable – de servante royale. Quant aux ingénieurs aussi, ils comprirent la nouveauté – et lui donnèrent un nom : « cybernétique », qui signale ce rapprochement du gouvernement des hommes et du gouvernement des choses.

En matière de transformation de ces sources d’énergie, l’inégalité entre utilisateurs (les grandes puissances et les autres) est donc bien moindre de nos jours qu’autrefois puisqu’elle porte sur une ressource moins inégalement distribuée que les matières premières : l’armement électronique demande moins d’investissements en tout genre que la conquête de champs pétrolifères ou la production de turbines. L’électricité a amené avec son règne massification et « démocratisation » de l’énergie. La raison de cette modification considérable ? À la différence des autres sources de l’énergie, l’électricité est elle-même la source et l’énergie, l’alpha et l’oméga.

À cet argument de l’inégalité, de rendement faible (c’est un argument économique, donc épicier) s’ajoute un argument à densité haute, un fait technologique (donc stratégique) : il ne saurait y avoir de monopole des réseaux numériques comme il y eut un monopole du contrôle des voies terrestres (empire romain, empire chinois) ou des voies maritimes (Venise, Londres). (Admettons même, par souci de rigueur, l’hypothèse extrême et quasi extravagante selon laquelle les États-Unis disposeraient d’un quasi-monopole, du Réseau des réseaux : même dans ce cas de figure, cette position ne saurait durer – de par la nature même du réseau en cause, qui, comme tout réseau monétaire pour conserver sa performativité, présuppose la pluralité de ses émetteurs-récepteurs. Ce que rappelle chaque jour la guerre informatique qui se répand partout, entre États et entre pirates.)

De là la véritable nouveauté qui, depuis quelques mois, apparaît au grand jour, et aux dépens directs de la puissance américaine. La voici aux prises à l’intérieur comme à l’extérieur avec les effets épidémiques et mimétiques de l’armement même qui lui avait donné jusqu’à aujourd’hui un avantage incomparable dans le champ des hégémonies. Les secousses systémiques qui nous attendent ne seront ni financières, ni économiques, ni politiques, ni psychiques, ni théologiques. Jamais paisible, l’heure de la fusion et du court-circuit de toutes ces causalités jusqu’alors dispersées et cloisonnées,  l'heure de la cacophonie sans rime ni raison a déjà sonné.

Jean-Luc Evard, 21 octobre 2013


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