S’imaginer aux
commandes du vivant relève des illusions auxquelles l’intelligence doit
l’efficacité de son charme puissant et envié. Comment s’expliquerait-on
autrement les prestiges du savoir et du clerc ? Des millénaires durant,
nous avons vécu selon des cosmos, des physiques, des biologies qui, pour finir,
ont connu le sort des Indes de Christophe Colomb. Une fois l’Amérique reconnue,
identifiée à un objet nouveau et inconnu qu’il n’était jusqu’alors même pas
venu à l’imagination d’envisager sinon comme extravagant, tout bascule. La
difficulté change de signe, l’esprit souriant maintenant d’avoir pu seulement
vivre en Huron ou en Persan. Qu'on se rassure, l’immodestie ne fait que son moindre défaut.
Il en ira un jour du pathos de la « globalisation »
comme de la géographie de Ptolémée. Le sens commun la perçoit en surface, alors
qu’elle signale au contraire que le genre humain, après avoir longtemps vécu à
la surface des terres et des mers, pénètre désormais l’époque des interfaces.
Il continue donc de se représenter son monde avec les lunettes d’Euclide :
selon le plan où se dessinent les figures plates et les intersections de lignes
de la géométrie grecque. Il lui faudra encore un moment – quelques générations
– avant de reconnaître dans l’espace-temps de la « globalisation » le
site plastique, la situation dynamique où se prennent et se transforment des
corps et des volumes. D’où ces guillemets : pour le sens commun, le globe
de la « globalisation » ressemble à une surface en forme de sphère, à
un plan en forme de boule, à l’image de la sphaira
que tient dans la main la statue des derniers empereurs romano-byzantins maîtres du
monde (méditerranéen). Il n’a pas encore assimilé la physique réticulaire de la
connexion généralisée : les véhicules de la circulation continentale,
océanique et stratosphérique, les corps des émissions hertziennes ne se
déplacent pas comme des fourmis à la surface inerte d’une peau, ils décrivent
des interfaces et ils ne cessent de les réarticuler. Les media sont des immedia :
non seulement le message c’est le medium même, mais, au-delà du célèbre
raccourci (the medium is the message),
l’espace-temps de cette connexion, c’est celui de la commutativité organique et
de l’auto-réticulation neuronale, où le port, le transport et le support ne
forment plus qu’une seule et même interface illimitée. La figure paradoxale de
la géométrie pascalienne n’est plus une fiction, le cercle dont le centre se
trouve partout et la circonférence nulle part décrit aujourd’hui le principe
cosmologique de cette reproduction exponentielle et acéphale des structures
réticulaires communes au codage biologique (ADN et ARN) et au codage numérique
(langages binaires). Il suffit de réaliser que le cercle pascalien n’en est pas
un (de même que le couteau sans manche et qui n’a pas de lame n’est pas un
couteau), mais qu’il se structure comme un fragment d’éponge ou de cristal, à
l’image de nos bronches ou de nos cités-dortoirs (qui ne sont pas des
« villes), pour mieux approcher la réalité de la
« globalisation » – et en tout cas pour s’armer d’outils mentaux plus
conformes aux arcanes de notre mode de vie.
À
l’encontre de ses propres intentions propédeutiques, la vulgarisation
expéditive de certains modèles mathématiques de date récente maintient cet
écart entre nos pratiques acquises et nos coordonnées mentales et illustre à
son insu, à son corps défendant, comment nous entrons à cloche-pied dans l’époque
de la « globalisation » – de même que Colomb abordant l’Amérique.
Dans l’essai qu’il consacre en 2011 aux formes nouvelles de l’hyperviolence
politique, Frédéric Neyrat note à juste titre que la « globalisation
change le rapport à l’espace-temps » (Le
terrorisme. Un concept piégé, p. 172) – pour ajouter aussitôt que ledit
espace-temps se présente comme « un ruban de Möbius », une
« surface topologique que l’on nomme “unilatère”, où l’on passe sans cesse
du dessus au dessous et du dessous au dessus ». Exemple type, cas d’école
de la perception euclidienne et de son anachronisme spontané : du ruban de
Möbius (utilisé par Lacan dès les années 1960 pour représenter l’amorphisme de
l’inconscient freudien qui ne connaît ni le temps ni la négation), du célèbre
ruban on peut tout dire – sauf à l’assimiler à une « surface »,
serait-elle « topologique ». Möbius l’avait imaginé dans l’intention
expresse d’en finir avec les présupposés euclidiens : de libérer
l’espace-temps de sa fonction première de mesure de la terre (d’opération
géo-métrique), de le traduire en termes d’illimitation immanente, comme c’est
le cas, et magistral, du fameux anneau « en huit » tordu qu’il
dessine en conformité parfaite à sa signification post-euclidienne (il n’a ni
avers ni revers, ni dedans ni dehors). Möbius nous initie ainsi avec une
impeccable efficacité aux effets surprenants de notre découverte relativiste des corps en mouvement :
alors que la géométrie (euclidienne, cartésienne, eulérienne) se représente les
corps « dans » un système de référence abstrait, extérieur à leur surface et à leur volume (l’a priori fixe des
coordonnées de la géométrie analytique), nous saisissons au contraire (avec la
génération Poincaré) l’illusion projective de cette perception géométrique
grecque (perception « superficielle », dans tous les sens du terme).
Et nous apprenons à reconnaître les corps, non plus « dans » un
système de coordonnées (en les coordonnant à un corps arbitraire et qui
n’existe nulle part ailleurs que sur la feuille de calcul et dans l’imagination
sans corps du géomètre), mais comme rapportant leurs mouvements les uns par
rapport aux autres – dans l’espace-temps de leur relativité généralisée.
Le
ruban de Möbius a connu les feux de la rampe et de la vulgarisation pour
l’heureuse simplicité avec laquelle il nous a conduits de l’époque euclidienne
des surfaces à l’époque einsteinienne et quantique des interfaces. Grâce à lui,
nous ne vivons plus à la surface du globe, nous « voyons » que nous
ne cessons de traverser nos propres
trajectoires à n dimensions. Nous
avons commencé de pouvoir calculer comment les mouvements de notre propre corps
affecte celui des corps qu’il rencontre – et comment seul l’ensemble instable
de ces mouvements définit leur commun système de coordonnées. Que cette
découverte capitale de la physique autoréférentielle date de la construction en
série du premier réseau « global » de télécommunications ne tient
pas, bien sûr, du hasard : à Henri
Poincaré, l’intuition de la relativité restreinte vient au moment où il
recherche l’explication des décalages de mesure de l’heure aux deux extrémités
(l’européenne et l’américaine) des câbles télégraphiques sub-océaniques.
Il
va de soi que l’entendement géopolitique mettra encore longtemps avant de
congédier les surfaces et de s’initier aux interfaces. Aussi longtemps que
possible, et avec la méchante énergie crispée de toutes les sciences
anachroniques, il résistera à la puissance de l’espace-temps
« relativiste » pour une raison en particulier : il a été
élaboré comme un outil de la domination impériale, et d’abord pour rationaliser
le fait politique par excellence (le tracé des frontières de la souveraineté) à
l’horizon intempestif de la transgression des territoires par le transport
accéléré et « global » des marchandises, des hommes et des messages.
La géopolitique a longtemps passé pour un alibi impérialiste (et servi ainsi
d’exutoire idéologique à la rivalité des derniers grands empires de l’époque de
la colonisation). Ce procès exprimait en le déformant l’avènement des interfaces
de la domination : la géopolitique, en justifiant l’usage de la
transgression par un empire des frontières juridiques de l’État-nation, au nom
du contrôle de ses frontières de puissance stratégique dite pour l’occasion
« zone d’influence » (Mahan), ou « espace vital » (Ratzel) ou
« nomos de la terre » (Carl Schmitt), signalait déjà, dans son
langage propre, l’obsolescence de la surface et la prise du pouvoir par les
interfaces.
L’époque
des interfaces, la nôtre, adresse aux empires historiques, ceux qui vivent de
l’hégémonie par transgression des frontières territoriales, un mene tekel
phares sans ambiguïté, car ce sont, comme l’empire romain, des empires de la
surface, aptes à la police de la sphaira
byzantine, mais inaptes à la réticulation en ruban de Möbius. De là vient le
danger : de l’illimité des interfaces et de leur relativité généralisée.
De là aussi vient le salut.
J.-L.
Evard, 13 août 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire