mardi 13 août 2013

Surfaces, interfaces


S’imaginer aux commandes du vivant relève des illusions auxquelles l’intelligence doit l’efficacité de son charme puissant et envié. Comment s’expliquerait-on autrement les prestiges du savoir et du clerc ? Des millénaires durant, nous avons vécu selon des cosmos, des physiques, des biologies qui, pour finir, ont connu le sort des Indes de Christophe Colomb. Une fois l’Amérique reconnue, identifiée à un objet nouveau et inconnu qu’il n’était jusqu’alors même pas venu à l’imagination d’envisager sinon comme extravagant, tout bascule. La difficulté change de signe, l’esprit souriant maintenant d’avoir pu seulement vivre en Huron ou en Persan. Qu'on se rassure, l’immodestie ne fait que son moindre défaut.

         Il en ira un jour du pathos de la « globalisation » comme de la géographie de Ptolémée. Le sens commun la perçoit en surface, alors qu’elle signale au contraire que le genre humain, après avoir longtemps vécu à la surface des terres et des mers, pénètre désormais l’époque des interfaces. Il continue donc de se représenter son monde avec les lunettes d’Euclide : selon le plan où se dessinent les figures plates et les intersections de lignes de la géométrie grecque. Il lui faudra encore un moment – quelques générations – avant de reconnaître dans l’espace-temps de la « globalisation » le site plastique, la situation dynamique où se prennent et se transforment des corps et des volumes. D’où ces guillemets : pour le sens commun, le globe de la « globalisation » ressemble à une surface en forme de sphère, à un plan en forme de boule, à l’image de la sphaira que tient dans la main la statue des derniers empereurs romano-byzantins maîtres du monde (méditerranéen). Il n’a pas encore assimilé la physique réticulaire de la connexion généralisée : les véhicules de la circulation continentale, océanique et stratosphérique, les corps des émissions hertziennes ne se déplacent pas comme des fourmis à la surface inerte d’une peau, ils décrivent des interfaces et ils ne cessent de les réarticuler. Les media sont des immedia : non seulement le message c’est le medium même, mais, au-delà du célèbre raccourci (the medium is the message), l’espace-temps de cette connexion, c’est celui de la commutativité organique et de l’auto-réticulation neuronale, où le port, le transport et le support ne forment plus qu’une seule et même interface illimitée. La figure paradoxale de la géométrie pascalienne n’est plus une fiction, le cercle dont le centre se trouve partout et la circonférence nulle part décrit aujourd’hui le principe cosmologique de cette reproduction exponentielle et acéphale des structures réticulaires communes au codage biologique (ADN et ARN) et au codage numérique (langages binaires). Il suffit de réaliser que le cercle pascalien n’en est pas un (de même que le couteau sans manche et qui n’a pas de lame n’est pas un couteau), mais qu’il se structure comme un fragment d’éponge ou de cristal, à l’image de nos bronches ou de nos cités-dortoirs (qui ne sont pas des « villes), pour mieux approcher la réalité de la « globalisation » – et en tout cas pour s’armer d’outils mentaux plus conformes aux arcanes de notre mode de vie.

À l’encontre de ses propres intentions propédeutiques, la vulgarisation expéditive de certains modèles mathématiques de date récente maintient cet écart entre nos pratiques acquises et nos coordonnées mentales et illustre à son insu, à son corps défendant, comment nous entrons à cloche-pied dans l’époque de la « globalisation » – de même que Colomb abordant l’Amérique. Dans l’essai qu’il consacre en 2011 aux formes nouvelles de l’hyperviolence politique, Frédéric Neyrat note à juste titre que la « globalisation change le rapport à l’espace-temps » (Le terrorisme. Un concept piégé, p. 172) – pour ajouter aussitôt que ledit espace-temps se présente comme « un ruban de Möbius », une « surface topologique que l’on nomme “unilatère”, où l’on passe sans cesse du dessus au dessous et du dessous au dessus ». Exemple type, cas d’école de la perception euclidienne et de son anachronisme spontané : du ruban de Möbius (utilisé par Lacan dès les années 1960 pour représenter l’amorphisme de l’inconscient freudien qui ne connaît ni le temps ni la négation), du célèbre ruban on peut tout dire – sauf à l’assimiler à une « surface », serait-elle « topologique ». Möbius l’avait imaginé dans l’intention expresse d’en finir avec les présupposés euclidiens : de libérer l’espace-temps de sa fonction première de mesure de la terre (d’opération géo-métrique), de le traduire en termes d’illimitation immanente, comme c’est le cas, et magistral, du fameux anneau « en huit » tordu qu’il dessine en conformité parfaite à sa signification post-euclidienne (il n’a ni avers ni revers, ni dedans ni dehors). Möbius nous initie ainsi avec une impeccable efficacité aux effets surprenants de notre découverte relativiste des corps en mouvement : alors que la géométrie (euclidienne, cartésienne, eulérienne) se représente les corps « dans » un système de référence abstrait, extérieur à leur surface et à leur volume (l’a priori fixe des coordonnées de la géométrie analytique), nous saisissons au contraire (avec la génération Poincaré) l’illusion projective de cette perception géométrique grecque (perception « superficielle », dans tous les sens du terme). Et nous apprenons à reconnaître les corps, non plus « dans » un système de coordonnées (en les coordonnant à un corps arbitraire et qui n’existe nulle part ailleurs que sur la feuille de calcul et dans l’imagination sans corps du géomètre), mais comme rapportant leurs mouvements les uns par rapport aux autres – dans l’espace-temps de leur relativité généralisée.

Le ruban de Möbius a connu les feux de la rampe et de la vulgarisation pour l’heureuse simplicité avec laquelle il nous a conduits de l’époque euclidienne des surfaces à l’époque einsteinienne et quantique des interfaces. Grâce à lui, nous ne vivons plus à la surface du globe, nous « voyons » que nous ne cessons de traverser nos propres trajectoires à n dimensions. Nous avons commencé de pouvoir calculer comment les mouvements de notre propre corps affecte celui des corps qu’il rencontre – et comment seul l’ensemble instable de ces mouvements définit leur commun système de coordonnées. Que cette découverte capitale de la physique autoréférentielle date de la construction en série du premier réseau « global » de télécommunications ne tient pas,  bien sûr, du hasard : à Henri Poincaré, l’intuition de la relativité restreinte vient au moment où il recherche l’explication des décalages de mesure de l’heure aux deux extrémités (l’européenne et l’américaine) des câbles télégraphiques sub-océaniques.

Il va de soi que l’entendement géopolitique mettra encore longtemps avant de congédier les surfaces et de s’initier aux interfaces. Aussi longtemps que possible, et avec la méchante énergie crispée de toutes les sciences anachroniques, il résistera à la puissance de l’espace-temps « relativiste » pour une raison en particulier : il a été élaboré comme un outil de la domination impériale, et d’abord pour rationaliser le fait politique par excellence (le tracé des frontières de la souveraineté) à l’horizon intempestif de la transgression des territoires par le transport accéléré et « global » des marchandises, des hommes et des messages. La géopolitique a longtemps passé pour un alibi impérialiste (et servi ainsi d’exutoire idéologique à la rivalité des derniers grands empires de l’époque de la colonisation). Ce procès exprimait en le déformant l’avènement des interfaces de la domination : la géopolitique, en justifiant l’usage de la transgression par un empire des frontières juridiques de l’État-nation, au nom du contrôle de ses frontières de puissance stratégique dite pour l’occasion « zone d’influence » (Mahan), ou « espace vital » (Ratzel) ou « nomos de la terre » (Carl Schmitt), signalait déjà, dans son langage propre, l’obsolescence de la surface et la prise du pouvoir par les interfaces.

L’époque des interfaces, la nôtre, adresse aux empires historiques, ceux qui vivent de l’hégémonie par transgression des frontières territoriales, un mene tekel phares sans ambiguïté, car ce sont, comme l’empire romain, des empires de la surface, aptes à la police de la sphaira byzantine, mais inaptes à la réticulation en ruban de Möbius. De là vient le danger : de l’illimité des interfaces et de leur relativité généralisée. De là aussi vient le salut.

J.-L. Evard, 13 août 2013

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