jeudi 15 août 2013

L'impasse des surfaces


Sur les tableaux de David, nous voyons la Révolution française dans les habits de la Rome républicaine, les jacobins sous les traits de Brutus et de Caton. De même, Napoléon, l'oncle, se joue en majeur (et d’abord en consul à vie), ou, le neveu, en mineur (et en empereur bis) – comme les révolutions (anglaise, américaine, française, italienne) imaginent se tendre la main, diffuser parmi les nations le principe théologique de l’autorité de représentation théorisé par Richer, le janséniste gallican. Tout événement à visée fondatrice se présente sur la scène d’une répétition mythique : Rome et Troie, Washington et Rome, Moscou la « troisième Rome ». Toute légalisation d’un pouvoir légitime passe par une stratégie des simulacres.

Cette règle d’authentification du Nouveau par l’Ancien vaut aussi pour les contre-pouvoirs en armes : le partisan et franc-tireur, le maquisard ont pour ancêtre le guérillero espagnol qui défend une tradition de monarchie dynastique contre un envahisseur à visage d’usurpateur. Elle vaut donc aussi pour la mutation de puissance géopolitique que nous connaissons sous le double signe oraculaire de la « globalisation » (version anglo-saxonne) et de la « mondialisation » (version latine). D’où le trompe-l’œil : par alibi, elle parle diminution des surfaces (accélération des vitesses, réduction des distances), alors que son moment, son lieu, c’est une composition, une multiplication d’espace-temps (de corps, de volumes, de durées). Aucun concept de cette mutation ne pourra opérer sans cette distinction première de son lieu et de son alibi, sans cette distinction du site et du mythe, du réel et du simulacre.

En 1974, J.-F. Lyotard, dans son Économie libidinale, risque une analogie entre l’histoire de la mathématique (d’Euclide à Hilbert) et celle de l’Occident. L’occidentalisation du monde, dit-il, a toujours obéi au même principe invariant : délimitation géométrique d’un territoire, puis transgression de ce limes, les théories économiques, depuis Smith, assimilant ce modèle (en version hégélienne : « Tracer une frontière, c’est la franchir »), de manière à ce que les évaluations de l’utilité, traduites en valeurs d’échange, puissent constamment changer sans jamais s’immobiliser dans une quelconque utilité convenue ou normative. Ce changement est un change, l’échange dit marchand se fondant sur la circulation des valeurs dont le circuit même dit la spatialité de boucle. (De cette reconstitution du mouvement sans fin de la valeur dans l’espace clos des utilités, Lyotard espère tirer par contrecoup une théorie des « intensités libidinales » : comme les « flux » deleuziens, les « intensités » de Lyotard, telles les pulsions du dernier Freud, n’ont pas de fin assignable : elles électrisent les corps par pure jouissance équivoque d’elles-mêmes, non par efficacité au service d’une fonction telle ou telle.) Ces « déplacements sans fin » des imaginations mathématiques et des normes de l’utilité, « s’ils forment une histoire, c’est comme il y a une histoire de la nation, ou de l’Europe, ou de l’Occident : c’est une Bildung, c’est le mouvement de la conquête, le voyage accumulateur de soi, le périple d’apprentissage qui est aussi la phénoménologie de l’esprit. L’irréversibilité, toute secondaire, du temps de cette histoire, son “progrès”, est, comme Cavaillès le disait de celle des mathématiques précisément, l’essence même du corps de la science : elle n’est rien que la marque, dans son espace-temps propre, du processus de capitalisation des énoncés prononçables et de conquête d’énoncés d’abord mathématiquement barbares. Ce progrès est dans le temps ce qu’est dans l’espace de l’impérialisme le report des frontières de l’empire : déplacement d’une bordure (d’un abord) au-delà de laquelle il est convenu que c’est inaudible » (p. 300)

Trait remarquable de ces lignes : elles n’hésitent pas à calquer l’historicité des concepts sur l’extensivité du territoire démarqué par le limes et résultant de ces opérations de conquête et de colonisation. (Pour cette raison, d’ailleurs, elles traitent l’empire et l’impérialisme comme des synonymes – première approximation – et elles rabattent la spontanéité de l’imaginaire mathématique sur le schéma linéaire d’une progression continue – seconde approximation, qui fait fi, entre autres, de l’histoire mouvementée de la mathématique post-euclidienne). La durée de la pensée mathématique – dont chaque nouvelle invention transforme rétroactivement le passé et ses significations – est ici assimilée à l’extension simple d’une surface elle-même calculée comme la fonction d’une ligne (elle-même intersection de deux surfaces, ce qui rend cette géométrie redondante). On ne saurait mieux pratiquer ce qu’en son temps Bergson avait déjà déjoué in flagranti : le pouvoir de nos mécaniques sur l’intelligence nous conduit à spatialiser à notre insu les valeurs de durée et à rabattre le virtuel sur l’actuel.

Second exemple : près de trente ans plus tard, partant des analyses de la « déterritorialisation » thématisée par G. Deleuze et F. Guattari, M. Hardt et T. Negri entreprennent d’énoncer une théorie de l’Empire (recomposé et métamorphosé, disent-ils, après le « siècle de l’impérialisme »). Trait le plus significatif de cet essai de réactualisation de la figure de la domination impériale : bien qu’il mette lui-même en rapport le vieux processus historique de la « mondialisation » au début des Temps modernes et le récent avènement de la « déterritorialisation » et bien que le lecteur  s’attende, par voie de conséquence directe, à une théorie de la « temporalisation » de l’autorité au moment où elle abandonne l’espace, il procède au contraire à une réaccentuation des valeurs d’espace de l’opérateur de la domination : « Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. Selon le point de vue de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un monument transitoire dans le flux de l’histoire, mais comme un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens en dehors de l’histoire ou à la fin de celle-ci » (Empire, p. 19)

On ne saurait parler plus clair : l’Empire que Hardt et Negri définissent comme la technique de domination universelle appelée par l’époque du « biopouvoir » et des réseaux communicationnels se présente, comme sa forme antérieure, comme une modalité d’espace sans frontière : on avait déjà la fin de l’histoire, s’y ajoute la fin de la géographie, régime hyper-hégélien d’une post-histoire où il n’y a plus que de l’espace et d’où le donné temporel, la durée auparavant quantité déjà négligeable, s’est dissipé dans « l’éternité ». L’espace et le temps « sans frontières » de Hardt et Negri présentent plus d’une affinité spécifique avec les « bulles » de Peter Sloterdijk : la schématisation sphérique, typique des constructions allégoriques depuis l’Antiquité grecque, s’y reconnaît dans les deux cas – ce qu’il faut ici souligner pour rappeler que le genre allégorique et le genre analytique s’excluent l’un l’autre et ne peuvent composer ensemble de méthode « mixte ». Or, c’est le trait distinctif du raisonnement de Negri et Hardt : se réclamant (en philosophes) du genre « théorique » par opposition au genre « analogique » des historiens de l’Empire, ils construisent en réalité une allégorie – la figure de bulle d’un empire à la fois atopique (il est partout) et anhistorique (il s’institue comme éternel).

Non seulement nos auteurs pratiquent une géométrie et une géophysique allégoriques (leur sphère impériale correspond soit à un espace de simultanéité universelle, soit à un espace d’éternité elle aussi accomplie), mais encore leurs images du monde géopolitiques, loin de conserver l’opérateur d’espace-temps inhérent à la tradition romano-chrétienne qu’ils revendiquent, l’ignorent : chez Lyotard, par prédilection « néo-païenne »  pour l’espace  (pour l’espace d’émancipation, amorphe ou anarchique,  des intensités – chez Hardt et Negri, par historicisme bien compris : l’Empire ne peut succéder aux impérialismes qu’à la condition de montrer qu’il est le dernier empire possible : en lui, la fin des temps se consomme ainsi par avance et comme pour justifier l’érosion technologique et cosmopolitique des frontières d’espace). L’espace sphérique de nos géopoliticiens a pourtant bien un trait commun au moins avec l’empire de Charles Quint : s’il peut se passer des durées et transférer toutes les valeurs de temps sur le registre des valeurs d’espace, c’est que jamais le soleil ne cesse d’éclairer un territoire au moins de l’Empire vaste comme le globe terrestre. Ce qui, en effet, d’un point de vue non pas géopolitique, mais astropolitique, revient à dire que l’Empire ne connaît qu’un présent immédiatement perpétuel. Suprématie qui, jusqu’à maintenant, ne revenait qu’à la Cité de Dieu.

Ainsi parle l’allégorie de la « globalisation » : par sa fascinante ressemblance avec son mythe premier. Par la simulation de ses origines.

J.-L. Evard, 15 août 2013


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