dimanche 11 août 2013

D'une pierre deux coups


Présentant sa traduction de L’Art de la guerre, l’ouvrage de Sun Tzu, il vient à Jean Lévi une formule lumineuse, aussi dense que la prose qu’il commente : « La stratégie suppose l’investissement du temps par l’espace ; la tactique, elle, se meut dans l’instant. »

De l’art subtil de faire d’une pierre deux coups : non content de pointer la raison précise pour laquelle Sun Tzu s’impose comme le premier des stratèges dans l’histoire de la discipline (et de montrer comment il la fonde), Jean Lévi suggère aussi, plus généralement, comment aborder au juste l’objet stratégique lui-même. Familier au sens commun s’il s’agit de la distinction triviale (durées brèves de la tactique, longues durées de la stratégie), cet objet lui échappe, en revanche, s’il s’agit de saisir, dans cette différence de rythme, l’unité d’une fonction. Qui dit rythme dit cadence ; qui dit temps dit espace puisque par cadence on entend l’incidence récurrente d’un événement sur un autre. Tout rythme désigne ainsi le pli selon lequel tout temps se plie en un espace, tout espace en un temps (dans Sun Tzu, on met ici, pourquoi pas, un peu de Leibniz).

Opposer le temps court de la tactique au temps long de la stratégie ne mène pas loin. Pour aller un peu plus loin que le sens commun il suffit habituellement de quelque réflexion. Ce qui se réfléchit dans la différence rythmique des deux périodes, la tactique et la stratégique, est aussi ce qui s’y cache : l’unité fractale de la fonction espace-temps.

Pour déceler cette fonction réversible de l’espace sur le temps (du temps sur l’espace) dans l’opposition d’un rythme bref et d’un rythme long, il suffit d’expliciter la figure concise ramassée dans la thèse de Sun Tzu et Jean Lévi : elle semble suggérer que l’instantanéité du moment tactique l’isole des contraintes imposées par l’espace au moment stratégique. Or c’est le tour donné par l’auteur à sa proposition qui crée cette asymétrie illusoire de la tactique et de la stratégie : ce que peuvent la rhétorique et l’esthétique – présenter le temps et l’espace par effet de parallèle à l’opposition de la tactique et de la stratégie –, voilà précisément le trompe-l’œil métaphorique dont l’esprit doit apprendre à éviter le prestige et la séduction. Le bon sens vient ici au secours du sens commun abusé par une fausse fenêtre : il sait que la différence du tactique et du stratégique corrèle et conceptualise des degrés de déformation réciproque de l’espace par le temps, du temps par l’espace. Tactique et stratégie correspondent donc à des valeurs différentes – au différentiel et aux variations d’une seule et même fonction espace-temps.

L’histoire de la pensée stratégique exige ainsi une opération philosophique, un passage imaginaire par le laboratoire de la techno-science : comme en physique, elle consiste à évaluer le degré de plasticité de l’espace et du temps, plasticité que synthétise la fonction découverte par le stratège chinois. Au fil de l’histoire de l’empire, au fur et à mesure que le combat s’organise en guerre, la synergie de l’espace et du temps donne la clef de l’économie et de l’ergonomie du pouvoir impérial, celui qui apprend à s’accumuler en durée et en étendue, à se réserver plutôt que de se dépenser dans le duel, la razzia ou le brigandage. La violence politique peut alors relayer la violence primordiale : elle se dote des moyens matériels de contrôler la fonction espace-temps, au sens précis où, de Londres, l’Amirauté britannique contrôle les océans grâce à la technique du méridien et de l’horloge nautique, et réalise ainsi à l’échelle du globe l’opération d’adunation inaugurée à l’échelle nationale par les Lumières françaises. (L’adunation est le nom donné en 1791 par l’abbé Sieyès à la technique géographique et isonomique par laquelle les législateurs de la Révolution distribuent le territoire national en un damier de départements, la surface d’un département se calculant par rapport au temps moyen nécessaire à un électeur à cheval pour se rendre au lieu du suffrage le plus proche de son domicile.)

Sun Tzu découvre en son temps une vérité et une réalité physiques qui sont toujours les nôtres des siècles plus tard – la distinction première du tactique et du stratégique s’étant progressivement enrichie de distinctions secondes, résultats des transformations de l’espace-temps sous l’empire de la technique qui le mesure et qui le franchit (elle s’en affranchit, par exemple, par l’outil de l’accélération, qui par nature modifie les proportions et les coefficients respectifs de l’espace et du temps dans leur indivisible unité fonctionnelle). En matière militaire, la technologie donne un nom précis à ces distinctions secondes : à la différence première de la tactique et de la stratégie se sont récemment ajoutés le moment logistique (guerres napoléoniennes) et le moment opérationnel (guerre dite totale). Les historiens montreront un jour sans peine comment cette segmentation accrue des techniques de la conflictualité politique et militaire traduit les effets de la grande accélération universelle engendrée par la motorisation du transport et de la communication : accélérer, c’est subordonner les stocks aux flux – au risque, toutefois, de perdre la maîtrise du choc, la finalité même de toute pensée stratégique et politique.

Chez Sun Tzu, la maîtrise du choc sans laquelle le tumulte du combat interdirait l’art de la guerre devient possible grâce à la métaphore taoïste de l’eau : pratique la stratégie le combattant qui apprend à organiser la multitude des soldats en une société organisée comme la pluie de l’orage dévale la pente de la montagne (la phalange, la légion, l'escadron). Le choc de la guerre indique ainsi la valeur limite de la fonction espace-temps. Choc en retour, conflagration si dangereuse que Sun Tzu en déduit la règle éminente de la stratégie : s’imposer à l’ennemi sans livrer bataille, gagner la guerre en évitant le cataclysme de la bataille, sa déflagration à peine calculable. (Mais quel empire peut-il dominer la guerre sans s’y risquer ? Un général qui rêve de ne jamais devoir entrer en guerre est-il plus lucide qu'un pacifiste rêvant de la paix perpétuelle ?)

À cela même tient l’actualité de Sun Tzu le stratège taoïste : exposés à l’accélération numérique des flux, nous nous approchons de la valeur limite de notre espace-temps comme, de nuit, un navire désemparé en dérive vers des récifs affleurants. Grâce à lui, dans le danger, nous retrouvons la métaphore de toujours, le vaisseau de l’État : même à la vitesse de la lumière, gouverner, c’est piloter.

J.-L. Evard, 11 août 2013


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