dimanche 25 août 2013

De l'audace


Si elle se confirme, l’information militaire publiée le vendredi 23 août dernier, en première page, par le quotidien français Le Figaro aura rendu public ce que l’interminable agonie des transactions israélo-palestiniennes fait pressentir depuis… – depuis la sécession du Hamas à Gaza. (À vrai dire, elle le faisait pressentir depuis longtemps, mais en compliquait ou en retardait l’articulation, tant le contentieux israélo-arabe est infesté de non-dits, menaçant la dignité des protagonistes s’ils commencent d’en convenir à haute voix, alors même que leur identité est impossible sans préalable bienveillance réciproque.)

De quoi y va-t-il désormais ? La poussée récente de l’Armée Syrienne Libre dans les faubourgs de Damas s’expliquerait par la présence de troupes de choc aguerries sur ce front, et ce facteur lui-même, par l’encadrement de ces formations : des instructeurs américains à l'arrière, des commandos israéliens et jordaniens en première ligne.

Ce que le quotidien énonce au conditionnel présent, jaugeons-en donc la portée, et élucidons-en les conséquences de longue durée – à l’indicatif, et au futur simple. Mon propos ne vise pas la logique militaire en cause (l’ASL avait cessé de progresser sur le terrain en même temps que les défections de hauts gradés dans l’armée de Bachar El Assad), mais le bouleversement géopolitique qui transparaît dans la reprise de l’avantage par l’ASL nouvelle manière, au cœur du territoire, aux portes de la capitale.

Depuis des mois, Maghreb excepté, il est peu de pays arabes qui ne se soient militairement ingérés dans la guerre syrienne, de même que l’Iran, de son côté (sur le mode actif), ou que la Turquie (sur le mode passif). La Jordanie hachémite vient quant à elle de faire bien plus, elle vient de casser un tabou, le tabou structurel du géopolitique proche-oriental : marcher comme les sunnites et les wahhabites du Golfe, contre les alaouites alliés aux chiites ; mais en fraternité d’armes avec Israël – du jamais vu, pour le dire a minima.

Du jamais vu, mais pas de l’inouï si l’on s’avise que la guerre syrienne met pour la première fois le monde arabe devant l’évidence existentielle dont la dénégation alimente l'imaginaire politique depuis juin 1948, le jour où Israël se proclame souverain : elle plonge le monde arabe dans un conflit pour le moins dramatique, elle le soumet à des régressions de toutes sortes, et à toutes sortes de catastrophes de chair et d’esprit qui le mettent en cause lui, lui-même et non pas son sempiternel bouc émissaire Israël que, bien au contraire, soucie chaque jour un peu plus l’autodestruction de son environnement arabo-islamique.

Dans ce contexte, la décision hachémite de coopérer ouvertement avec Tsahal dans une telle guerre arabo-arabe ne peut avoir qu’une signification, et une seule – signification non seulement immense, mais en elle-même facteur de paix à long terme : une fois le régime alaouite débouté par cette coalition sans précédent, et au moment de parler haut et fort au nom des vainqueurs parce que figurant parmi eux, la Jordanie proposera à Israël, à l’Autorité palestinienne et à l’opinion publique (y compris aux troupes et aux partisans du Hamas dans la bande de Gaza) d’ériger les actuels « territoires occupés » en province jordanienne, province éventuellement autonome ou fédérée rattachée à Amman où l’ensemble des Arabes palestiniens parqués aujourd’hui dans les camps de réfugiés fonderait la nation de leurs rêves, dirigée par les dirigeants de son choix. Ce coup diplomatique hardi n’aura que des avantages, et de poids :
- désarmer le double langage manipulateur et meurtrier des « colonisateurs » israéliens et des « révolutionnaires » palestiniens ; la monarchie hachémite, par une telle initiative digne de celle d’Anouar El Sadate en son temps, donnera au « camp de la paix » israélien toute l’autorité morale et politique qu’il a perdue depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin. L’objectif réel, sous cet angle, n’est pas tant d’agir de l’extérieur sur le pacifisme (d’ailleurs relatif, et exsangue) des dernières rares « colombes » israéliennes, ni non plus sur l’irrédentisme post-fedayin foyer de guerre sans fin, mais de construire le cadastre judéo-arabe de l’avenir : tracer une frontière substantielle, celle qui, du côté palestinien et arabe, pèsera dix fois plus lourd que toute verbeuse déclaration de reconnaissance en légitimité de l’État d’Israël ;
- dans l’esprit géopolitique « raisonnable » des accords d’Oslo, elle accélérera le « retour » aux frontières de 1967, lesquelles, sur le Jourdain, dessinaient à peu de chose près, les frontières premières de 1948 ; elle facilitera ainsi la grande conversion de l’État d’Israël sur soi-même, en lui donnant l’outil géopolitique le précieux, à savoir une frontière de nation, une frontière réciproquement convenue (car l’exception géopolitique d’Israël, État sans frontières depuis le premier jour, fait aussi son plus grand péril) ;
- la réparation symbolique des massacres de septembre 1970, qui, en faisant de la Jordanie le bourreau du Réfugié palestinien sur la frontière orientale d’Israël, ont par contrecoup donné à l’exigence (par ailleurs contre-productive) du « Retour » des Arabes sur leurs terres d’origine la valeur symbolique d’une revendication non négociable – et par conséquent impolitique.

 Il va de soi que, vues d’aujourd’hui et dans le contexte de la guerre arabo-arabe en cours en Syrie, ces perspectives paraîtront démentes. En réalité, et nous y reviendrons ici bientôt point par point, elles balisent l’ensemble des lignes de faille du séisme permanent qu’est devenu le Proche-Orient depuis maintenant un siècle. Le père de l’actuel roi jordanien ne faisait pas mystère des vues de la dynastie hachémite sur Jérusalem (il avait financé la rénovation du dôme du Rocher, sur l’Esplanade qui surplombe le mur du Temple) : que son fils renonce solennellement au sanctuaire comme, de son côté, Israël renonçant aux territoires « occupés » – et le litige le plus empoisonné, celui qui a priori paralyse toute interaction géopolitique et théologico-politique dans la région, aura vécu.

Qui se souvient de la déclaration d’Obama devant la convention du Parti démocrate de 2007 qui allait le désigner comme son leader aux présidentielles de 2008 (« Je considère Jérusalem comme la capitale de l’État hébreu ») sait aussi comme un tel coup d’audace trouvera l’appui de Washington.

J.-L. Evard, 25 août 2013

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