samedi 27 juillet 2013

Question d'antennes


En 1984, on demanda à Primo Levi s’il tenait pour pensable que se répète un événement comparable à la destruction des Juifs d’Europe par le Reich hitlérien. « On ne peut l’exclure », répondit-il. « Il suffit de voir ce qui s’est passé en Argentine, il y a quelques années. Par chance, comme c’est un pays mal organisé, les victimes se sont comptées en dizaines de milliers, non en millions, mais s’il y avait eu, à la tête de l’Argentine, un personnage, disons, “chamanique”, comme Hitler, les victimes se seraient comptées en millions, et non pas en dizaines de milliers » (Conversations et Entretiens, 1998, p. 218).
      Venant d’un esprit aussi épris de véracité que Primo Levi, le mot choisi pour qualifier Hitler ne saurait tenir de l’approximation facile : « chamane » ne rappelle pas seulement Canetti et certaines des meilleures pages de Masse et Puissance (en particulier le chapitre du « survivant »), mais suggère aussi tout ce que l’historiographie la plus récente, de Peter Reichel à Ian Kershaw, résume sous le terme de « charisme », qu’elle hérite de Max Weber : « L’histoire nous montre que l’on rencontre des chefs charismatiques dans tous les domaines et à toutes les époques historiques. Ils ont cependant surgi sous l’aspect de deux figures essentielles, celle du magicien et du prophète d’une part et celle de chef de guerre élu, du chef de bande et condottiere de l’autre », expose Weber en 1919. L’image choisie par Primo Levi correspond à la première des quatre fonctions énumérées : chamane, donc magicien, « doué de charisme » parce que « capable de manipuler les esprits et, d’une manière générale, les essences invisibles » précise M. Cherkaoui commentant la thèse de Weber (Le Paradoxe des conséquences, 2006, p. 80).

De nos jours, il suffit à un champion de ping-pong de sourire et d’aimer les bêtes pour avoir droit au titre prestigieux de personnalité charismatique, à égalité avec un pape ou une pop’ star. Quoique les sciences sociales aient les premières banalisé cette figure de héros et de héraut charismatique – et que l’usage courant ait achevé de raboter le peu de relief qu’elles lui reconnaissaient après en avoir elles-mêmes émoussé l’acide théologique, jusqu’à faire de l’exception charismatique une règle ordinaire de la domination –, quoiqu’elles pensent avoir acclimaté l’anomalie du charisme, elles en laissent l’opacité intacte, l’énigme entière.

Par « acclimatation » sociologique de la domination charismatique, j’entends un phénomène bien précis : en revendiquant de communiquer sans intermédiaire et en personne avec les esprits, les magiciens se mettent d’eux-mêmes en dehors des institutions, qui voient en eux, et à juste titre,  le point le plus critique de la relation d’autorité qui leur échappe – mais autant ce danger est-il perçu comme normal, donc explicable, par les théologiens qui y veulent y voir les œuvres du Malin et se fient à l’institution des sacrements pour le neutraliser, autant reste-t-il opaque au rationalisme des sciences sociales pour qui, de nos jours, a priori et par principe, la manipulation des esprits relève, soit de l’imposture, soit de la pathologie. La relation charismatique semble donc avoir été reconnue et interprétée par la sociologie historique – en réalité, elle y rencontre un cas limite de ses modèles, un phénomène extrême qui lui donne du fil à retordre sans fin, le cas particulier de Hitler en fournissant l’indice le plus éclatant. L’hypothèse de l’imposture tombant d’elle-même (le chamane possède de fait la foule de ses adeptes, la croyance en son pouvoir a ainsi valeur de certitude collective, elle crée par là la réalité qu'elle accrédite en la rendant irréfutable), reste la voie de l’explication par la pathologie : le chef charismatique rendrait possible et instaurerait un « délire collectif », quelque chose comme une transe transformée en institution régulière (qui orchestrerait, mais comment ? des instruments de pouvoir, juridiques, idéologiques, techniques). Elle aussi, cette hypothèse ne mène nulle part : elle méconnaît l’énigme même, le fait que des sociétés thermo-industrielles avancées, et non des communautés paléolithiques, se soient confiées à des chamanes.

Le Führer un chamane ? En apparence, Primo Levi penchait pour cette vision des choses. On se gardera toutefois d’en rester à la lettre de sa réponse : un « chamane » à la tête d’une technocratie totalitaire disputant douze ans durant l’empire du monde au reste du monde – lui-même ingénieur émérite, donc rationaliste invétéré, Primo Levi n’a certes fait là que lancer une image, que par ailleurs il savait populaire, voire triviale (une image que, du reste, caressait Hitler lui-même, lecteur de Gustave Le Bon et de sa Psychologie des foules). À nous de compléter – en revenant sur le modèle de Weber, qui nous fournit une clef : ne séparons pas les quatre positions charismatiques possibles, ne les considérons pas une à une selon une logique d’exclusion et de sélection (ou chamane ou condottiere), admettons qu’elles puissent se composer selon une logique d’inclusion et de commutation : magicien chamane + prophète + chef de bande + condottiere. Il se trouve que la carrière de Hitler correspond très exactement à cette composition wébérienne (largement antérieure aux premiers commencements du national-socialisme), dont deux à deux les quatre éléments se sont agrégés selon des variantes et des proportions nombreuses. La position ultime choisie par A. H. ? Celle du prophète incompris, dont le testament paraphrase l' Évangile de Jean, comme l'a montré F. Bouthillon (Et le bunker était vide : une lecture du testament politique d'Adolf Hitler, 2007).

Quant aux états de transe qui habilitent le chamane auprès de ses fidèles, de récentes découvertes archivistiques ajoutent au portrait-robot wébérien du chef charismatique une touche supplémentaire de vraisemblance, et ouvrent même de nouvelles perspectives à l’intelligence des religions politiques à l’ère des communications de masse en temps réel.

En 1988, les éditions Alinéa publiaient la traduction française d’un récit allemand de forme romanesque autobiographique, Le Témoin oculaire, d’Ernst Weiss. Le texte résulte en réalité de la mise en forme littéraire des Journaux d’un certain Edmund Forster, psychiatre reconnu et médecin-major de la Marine impériale affecté, à la fin de la guerre de 1914-1918, à l’hôpital militaire de Pasewalk (Poméranie occidentale) qui accueille entre autres, fin octobre 1918, un certain caporal Adolf Hitler. Forster diagnostique sans hésitation : la perte de la vue déplorée par l’homme qu’il prend en traitement ne s’explique pas par l’ypérite qu’il incrimine (bien qu’il en ait réellement respiré), mais manifeste une puissante symptomatologie hystérique – cas non rare aux yeux des pathologistes formés sur le terrain de la guerre. Et Forster décide d’appliquer au caporal hystérique le traitement de choc par lui prévu en de tels cas de syndrome hystérique aggravé : l’hypnose. Nouveau rebondissement : le traitement hypnotique appliqué par le médecin-major (avec apparent succès immédiat) s’interrompt brusquement aux alentours du 9 novembre, pour cause d’abdication de l’empereur et de troubles séditieux dans les grandes villes allemandes. Forster, en effet, décampe de Pasewalk (à l’image de l’armée allemande en début de dislocation), laissant son malade en plan, au beau milieu d’une cure de séances d’hypnose à hautes doses…

Weiss, l’auteur du Témoin oculaire, avait rencontré Forster et l’avait écouté lui raconter les faits, l’un et l’autre parfaitement conscients du danger mortel qu’ils couraient comme possesseurs du plus dangereux des secrets d’État, dont la Gestapo, dès février 1933, cherchera par tous les moyens à faire disparaître les traces écrites (à commencer par les archives de la Marine et de son département sanitaire). En juin 1933, à Berlin, Edmund Forster se suicide. En juin 1940, à Paris, Ernst Weiss se suicide. En 1943, les services de l’OSS américaine, désireux de disposer d’un psychogramme aussi précis que possible du chef suprême du Reich, détectent la présence en Islande d’un ancien assistant de Forster, réfugié en Islande, un certain Karl Kroner – qui dépose et qui, dans ses grands traits, dévoile l’histoire restée jusque-là pour le moins confidentielle. Elle demeurera néanmoins inexploitée, connue ou devinée d’une quantité infime d’ « initiés ».

Le reste sera affaire de recoupements judicieux dans les quelques documents dispersés ayant échappé à la vigilance de la Gestapo chargée de garantir l’image de mâle courage du caporal guerrier. Ce reste finira par donner le livre de Bernhard Horstmann, Hitler in Pasewalk (Düsseldorf, Droste Verlag, 2004) – que je viens de résumer. Le personnage « chamanique » imaginé par Primo Levi n’est ni simple improvisation intuitive de l’esprit de finesse, ni oiseuse spéculation psychiatrique, ni alibi socio-pathologique construit ex quo ante : il personnifie la dimension télépathique de la domination à l’époque où la médecine, y compris militaire, se tourne vers les techniques du transfert et du contre-transfert, autrement dit vers la talking cure dont Freud, de son côté, fera la psychanalyse. On s’en avisera bien assez tôt, quand l’hystérique incomplètement soigné du Dr Forster, une fois devenu chancelier d’Allemagne, changera de registre, laissera la télépathie aux ingénieurs des âmes et s’emparera des transmissions radio, chose d’ingénieur en communications, pour continuer de parler avec les esprits. Avec un micro, les transes portent plus loin. Au Rwanda, en 1994, sept ans après la mort de Primo Levi, elles passèrent par la Radio des Collines. Au micro, ajoutons l’écran de la télévision – où n’iraient-elles pas ?

J.-L. Evard, 27 juillet 2013

Aucun commentaire: