Quant à sa version
allemande, l’affaire Snowden s’avère conforme à nos prévisions du 30
juin ; d’abord rampante, devenue bruyante, elle ne fait que commencer. On gagne
d’ailleurs à la considérer sous ses deux échelles, la locale et l’impériale.
Échelle
locale (proposition directe) : « Germany
made in Snowden ». De tous les pays européens dont les réseaux de
communication sont passés sous le contrôle de la NSA du général américain Keith
Alexander, la RFA paie sur la scène publique le tribut le plus lourd, qui
commence même de jeter son ombre sur les élections législatives de l’automne
prochain. Les raisons de ce privilège négatif ne surprendront personne :
sur le sol européen, la RFA et la RDA (où l’actuelle chancelière, qui y est
née, avait commencé sa carrière politique dans l’appareil communiste) avaient
dû de voir le jour à leur fonction de laboratoires jumeaux et de théâtres
avancés de la guerre froide. L’appareil d’État allemand, à l’ouest, ne surgit
pas seulement, en 1949, de l’habileté tactique de l’équipe Adenauer négociant
avec les Alliés la Loi fondamentale commune aux onze Länder et le réarmement de
la République fédérale sous parapluie nord-atlantique – son personnel politique
et administratif avait fait l’objet d’une sélection soigneuse de la part des
sections politiques des services secrets américains, l’OSS, créée pendant la
Seconde Guerre mondiale en amont de la « dénazification » prévue par
la Maison Blanche après capitulation sans conditions de la Wehrmacht. Jusqu’au début des années 1980, la vie politique allemande se
constellera donc de « scandales » en tout genre, dus tous au surpoids
de l’administration américaine sur l’exécutif ouest-allemand (doctrine
Hammerstein ou scandale des Starfighter en 1960-62, par exemple) et sur son utilité pour
elle dans l’économie de la dissuasion nucléaire (jusqu’à la crise des missiles
des années 1982-1986). Personne de sensé ne s’étonnera donc de bonne foi du
profond marquage américain sur l’économie sécuritaire de l’actuelle RFA. On
n’hésitera pas à le dire structurel, ou constitutif.
Échelle
impériale (proposition réciproque) : « Snwoden
made in Germany ». Depuis les premières révélations du transfuge
américain réfugié en Russie poutinienne, il est de bon ton, chez les éditorialistes
pressés, de citer Orwell et son 1984.
Les « aspirateurs » de messageries et de téléphonie partout branchés
par les plombiers infatigables de l’oncle Sam n’imposent-ils pas
irrésistiblement le souvenir du cauchemar littéraire imaginé par le grand
écrivain anglais rescapé de la guerre civile espagnole ? « Big
Brother » : Orwell avait Staline en tête, mais le caractère
systémique de la mise sur écoutes de la planète par la NSA autorise l’allusion
(ou la facilite). Comme si Big Brother venait de changer d’empire, le voici yankee pour l’occasion, chargeant d’un
péché de plus l’hyperpuissance déjà en mal d’image.
À
cette échelle « macro », celle où la connaissance sérieuse des faits
vérifiés et l’usage des hypothèses raisonnables demandent le plus d’effort, les
terribles simplificateurs peuvent s’en donner à cœur joie – raison pour
laquelle on voit à nouveau fleurir les homélies
« anti-totalitaires », celles qui visent dans le
« cyberspace » l’infrastructure par excellence de la domination
sécuritaire à l’époque de la « guerre hors limites » (cf. La Quinzaine géopolitique du 22 juin
2013). Du coup, telle une vieille éponge qu’on recycle, un non-concept aussi
prestigieux et aussi suspect que celui de « totalitarisme » refait
surface : comme toute denrée avariée qu’excuse une pénurie, il bénéficie du
dérèglement sécuritaire provoqué par le 11 septembre 2001, et il correspond par
contrecoup aux pressions implacables exercées par les Etats-Unis depuis la
seconde guerre d’Irak sur leurs alliés pour le partage des frais logistiques, policiers
et juridiques de cette guerre. L’affaire Snowden, sous cet angle, vaut réplique
à l’affaire de Guantanamo : à l’existence déclarée d’une zone américaine
de non-droit (droit de la guerre, droit des gens) étendue au Proche-Orient et à
l’Europe impliqués dans le « trafic », la détention ou l’exfiltration
des prisonniers islamistes ou des talibans captifs de l’US Army. Aucun
historien, aucun politologue sérieux n’admettra de voir dans ces séquences erratiques
de la « guerre au terrorisme » les prémisses d’un
« totalitarisme » new look, il
sait en effet que, depuis Hobbes, le Léviathan tire sa légitimité de la
garantie de sécurité et de privacy qu’il offre aux sujets en
échange de leur soumission à la volonté du Souverain. Les atteintes qu’il
porte, à l’occasion, à la séparation des pouvoirs ou à l’habeas corpus minent ce contrat fondamental, elles n’ont pas besoin
pour ce faire de la manipulation pseudo-religieuse du lien politique commune au
fascisme, à l’hitlérisme et au stalinisme. Est suffisamment grave en soi qu’un militaire américain ait été habilité à
une mission de police secrète par
la République des États-Unis et son gouvernement dûment élu – à espionner trois
continents avec lesquels toutefois il ne s'imagine ni ne se trouve en guerre. Mais l'épisode n'interroge pas seulement la substance des constitutions républicaines de référence et leur avenir du point de vue sécuritaire des grandes bureaucraties militaires : il indique, dans l'économie du "Ni paix ni guerre" inauguré dans les relations internationales depuis 1945, l'institutionnalisation – nécessairement irréversible – de la guerre virtuelle, au sens d'abord informatique du syntagme, puis en son sens politique propre. La virtualité de la guerre concrétise la disparition du théâtre de la guerre : "hors limites", la formule se lira à la lettre pour décrire ce nouveau régime de la virtualité multiforme, véritable trou noir de la volonté politique où s'abolissent comme par attraction réciproque les oppositions traditionnelles de la paix et de la guerre, du civil et du militaire, de la sécurité et de la liberté. Trou noir des intensités politiques où se dépolarisent simultanément le calcul totalitaire et le principe républicain.
La
frivolité qui inspire les raccourcis « anti-totalitaires » n’en trouve
pas moins son non-dit dans une réalité amère aux utopies de la
communication émancipatrice. La période où les infrastructures du « Nouvel
Ordre Numérique » pouvaient passer pour « américaines » et, à ce
titre, pour les outils idoines de la domination de l’empire américain sur le
reste du monde – cette période s’achève du fait même de la généralisation du
Réseau intégral et de ses désormais
nombreuses possibles réplications hard et
soft hors la zone de contrôle direct
et légal de la Rand Corporation, de Microsoft et tutti quanti. Comme l’avait entrevu Hans Blumenberg dès 1987, le
Réseau s’est substitué au sol : « pour les réseaux, il faut un
médium, et non plus un sol » (Le
Souci traverse le fleuve, p. 119). Au fur et à mesure que l’empire
américain, dans la logique même de sa conversion enthousiaste au culte des
« autoroutes de l’information », s’est détaché de son sol (ensemble impérial du heartland et du rimland) pour se transporter dans « la Toile » (ensemble
hertzien stratosphérique) et a emporté avec lui le reste des continents, il les
a éloignés eux aussi de leur sol. (Al Qaida ne fait la guerre ni pour une terre ni pour un nomos, mais pour un réseau de fibres optiques (des chaînes de télévision, des communiqués, un pur passage publicitaire et nomade) – symétriquement, le pouvoir américain a bien pris soin de ne pas mettre le corps de Ben Laden en terre après sa liquidation, mais de le jeter à la mer : tous moments qui affichent un à un leur justification particulière mais concourent tous à la même fin, la liquéfaction de la structure impériale, sa conversion à la loi des flux.)
Cette
déterritorialisation-là n’a assurément rien de commun avec les guerres de
conquête, prises de terres et autres expropriations de l’histoire des empires –
et d’abord pour la raison qu’elle survient comme le résultat voulu et recherché
d’une longue surrection technique et technologique universelle. Plus le Réseau
se ramifie et prolifère, plus il se décentre – selon la règle première de son
économie fractale de boucle matrice de boucles en métastases, prolifération directement
opposée à l’espace-temps de l’empire comme principe romain d’hégémonie exercée sur la
surface terrestre et maritime comme sur ses voies de transport.
Le
contenu de l’affect néo-anti-totalitaire que cristallisent les affaires
Wikileaks et Snwoden ne tient pas à autre chose qu’au vertige croissant au fur
et à mesure qu’augmente la faille qui écarte du sol, sur lequel avait toujours
vécu homo erectus, le Réseau hors sol
et hors temps qui nous attend. Sous cet angle, il faut souhaiter, comble de
l’ironie, que les Américains comprennent les premiers cet événement, son élémentaire
logique interactive, celle-là même qui ébranle tous les pouvoirs dictatoriaux
ou autarciques, mais qui exige aussi des sociétés ouvertes qu’elles choisissent
entre la Terre, lente, lourde, et le Réseau, nébuleuse électronique en suspension
galactique. Tendance de longue durée, déjà sensible dans le fait que nous
enterrons de moins en moins nos morts, et les incinérons. Eux les premiers nous
montrent la voie : nous hissons les voiles, nous quittons la Terre.
Événement encore lointain mais déjà vertigineux.
J.-L.
Evard, 22 juillet 2013
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