De tous les handicaps inhérents à
la pensée économique depuis ses premiers jours, le pire et le plus dangereux
passe inaperçu : l’économie politique, science des proportions entre les stocks et les flux du travail, ignore la fonction Poubelle, pour nommer ainsi le moment d’élimination des produits de l’activité humaine jugés nuisibles ou
inutiles à ses cycles (à supposer que les économistes, par définition tous
disciples de l’utilitarisme, distinguent le nuisible et l’inutile). À vrai
dire, les économistes n’ignorent pas la fonction Poubelle, ils la délèguent,
ils l’abandonnent à des gens qu’ils dédaignent – quitte à les consulter (mais
après la bataille) quand les déchets inconnus de leurs modèles et dont leurs
raisonnements n’ont cure s’accumulent au point de refouler au plein jour du
cycle économique et de le dérégler (comme la mauvaise monnaie chasse la bonne,
comme les hedge funds polluent les
portefeuilles licites ou légaux). Passe encore, se dit l’économie, que Michelet
prenne note, dans ses Journaux, du retraitement des cadavres de chevaux
de Waterloo pour servir d’épandage fertilisant à l’agriculture betteravière
anglaise : l’observation date des débuts de l’économie politique (les
années John S. Mill), elle peut encore passer pour une perception excentrique inintelligible
au sens exact et rassis des comptables. En revanche, quand un autre poète,
Georges Bataille, témoin des ravages de la grande crise de 1929, décide
d’ajouter à la dyade élémentaire des économistes (valeur d’échange et valeur
d’usage) le moment symbolique de la valeur sacrificielle, qu’il nomme la
« part maudite », c’en est trop : l’homme passera pour empiéter,
et en dilettante, sur le territoire des esprits sérieux, et le mythographe pour
un mythomane. De ce jour date le crépuscule véritable de la pensée
économique : elle exclut, voici
désormais sa raison d’être, de prendre en vue et en considération les moments
destructifs de l’existence humaine. Elle se constitue en une pure analytique du
produire et du consommer, tel un biologiste Folamour qui envisagerait d’étudier
le métabolisme vital exception faite des fonctions d’excrétion.
On
condensera la définition de la fonction Poubelle en une formule due à
Hugo : « On n’élimine pas la poussière, on la déplace. » Idée
qui va loin pour peu qu’on l’applique ne serait-ce qu’à la surface visible des
événements les plus révélateurs des effets de cette censure économiste de la
relation d’échange. Car je ne parle pas ici de la « poubelle de
l’histoire » chère au jargon plébéien et à son triste hyperréalisme de la
domination, je ne parle pas du point de vue des vaincus (je ne parle pas de
l’enfer qu’est devenue l’existence quotidienne des Gitans depuis l’abolition des
frontières européennes par application des accords de Schengen, je ne parle pas
non plus de la réapparition, lente mais irréversible, d’un prolétariat européen
de disoccupati à vie nommés
« chômeurs » par des statistiques que ni la vérité ni les scrupules
n’ont jamais étouffées, ni non plus de la promotion officielle de l’inculture
souriante en bande organisée et bavarde, grâce aux bons offices des mass media),
je parle de la Grande Poubelle la plus officielle, je parle de la réallocation
méthodique des déchets les plus
encombrants de nos activités les plus prestigieuses. Ce que la théorie
économique censure, la pratique le relègue aux marges du monde habitable, tel
le système pénitentiaire britannique se déchargeant au XIXe siècle
de ses détenus dans le no man’s land
australien département du Commonwealth.
Méthodique,
cette redistribution passe pourtant aussi inaperçue que la face cachée de la
Lune. Quelques exemples significatifs illustreront peut-être les raisons de
cette censure et la gravité des conséquences de son régime – à commencer
par notre illusion la plus primitive : nous nous targuons de produire (des biens et des services), en « oubliant » que
pour produire il faut au préalable avoir détruit (avoir transformé une forme), en
négligeant, pour cause d’économisme impénitent, qu’il n’y a pas de vie sans
déchets de cette vie. (Le déchet comme œuvre et comme opération de la vie, nous
pensons pouvoir l’oublier depuis que, sortis de notre passé théologique, nous
vivons sans le péché originel, le dernier grand mythe à avoir thématisé la vie
comme déchéance, la vie humaine comme chute dans l’existence.)
Soit par
exemple (grinçant) le cas de la malchanceuse Russie : ce looser de la guerre froide semble bien
prêt d’endosser un nouveau rôle, celui de la puissance Poubelle de référence
pour notre époque d’économisme clean
et soft. La voici transformée en zone
refuge des grands voyous internationaux, comme il y eut jadis les Caraïbes pour
la flibuste : Depardieu exilé fiscal, Snowden traqué par les gorilles
d’Obama, DSK coqueluche franco-américaine reconvertie en conseiller-syndic
d’une banque russe… toutes ces pannes de la vie bourgeoise trouvent à Moscou
quelque manitou à talisman, et l’assurance d’un second départ. Ce que la morale
réprouve à l’Ouest, l’Est slave le recycle, comme s’il offrait à la planète une
prestation de services d’un nouveau genre : en Suisse, aux Bahamas ou aux
îles Caïmans, on blanchit l’argent sale – en Russie, on fait d’un voyou
maussade un repenti hargneux, d’un transfuge incontrôlable une star apaisée.
Cette industrie poutinienne du doping et
du relooking des gouapes ou des
chevaliers d’industrie ne relève pas d’une simple extension de la fonction de
séduction touristique, naguère celle des chœurs de l’Armée rouge : elle
correspond aussi à la géopolitique russe en vigueur au Proche-Orient depuis le
premier jour de la guerre civile syrienne – la Russie ne craignant pas de
défier le sens commun démocratique en armant et en soutenant un régime de
massacre déclaré. Le peuple syrien tient ainsi, de nos jours, le rôle symbolique
dévolu au peuple polonais au XIXe siècle. Et comme la Pologne d’Adam
Mickiewicz, la Syrie est à nos portes : par gazoducs, l’ouest de l’Europe,
à commencer par la RFA, s’avitaille pour moitié en gaz naturel russe.
Dépendance stratégique tout à fait décisive. Ce qui s’échange ainsi entre nous
et la Russie ne relève toutefois ni de l’économie ni de la stratégie :
l’inavouable, l’excrément comme face cachée de la valeur ajoutée, et surtout
quand il a puissance symbolique, relève du troc,
cette zone grise de la vie humaine (ou son marché noir).
Certes,
on plaindra le peuple russe, qui prend peut-être le chemin de Scylla quand il
avait pu sortir du Charybde soviétique. Mais on se dira surtout qu’en matière
de fonction Poubelle il doit déjà s’assurer qu’il ne remportera jamais de
médaille d’or, la concurrence battant son plein. Quels États aménagent des
galeries souterraines de déchets nucléaires radioactifs pour des milliers
d’années ? Pas spécialement la Russie. Quels États imposent à leur peuple
les pires servitudes industrielles et urbaines de l’accumulation sauvage du
capital ? Pas spécialement la Russie. Où partent les masses de
non-recyclables des zones post-industrielles, où se forment les maillons les
plus faibles de la pollution du biotope humain par la vie humaine source de
divers cloaques en expansion aussi rapide que la démographie africaine ou asiate ?
Dans quelles Afriques noires, dans quelles nouvelles Tasmanies ?
Je ne
m’indigne pas. Je demande seulement qu’on n’écarte pas, et même qu’on entende
les questions à haute teneur philosophique, et qu’on se demande pourquoi le même peuple – le peuple japonais –
endure deux fois le marquage extrême de la fission nucléaire :
une fois à Hiroshima et Nagasaki, une seconde fois à Fukushima. En quoi cette
question intéresse-t-elle la philosophie ? En ce qu’elle dévoile avec
simplicité la face cachée de l’économisme notre religion idolâtrique : la
première fois, à Hiroshima et Nagasaki, le peuple japonais a subi le nucléaire
comme flux de feu ; la seconde
fois, le peuple japonais a subi le nucléaire comme stock de feu. Du flux au stock en si peu de temps (deux générations
humaines) et au même endroit (le même archipel), c’est là ce qu’on appelle un
signe d’histoire. Tchernobyl, poubelle nucléaire sur le flanc ukrainien de la
Russie, pèse donc moins que, dans la même époque, le destin japonais, le destin
du peuple japonais peuple Poubelle du feu nucléaire. De Tchernobyl à Fukushima,
pour un philosophe, il y a la même différence qu’entre un accident (angoissant)
et un événement (éloquent).
À ce
peuple japonais – les « Prussiens
de l’Extrême-Orient », disait-on au XXe siècle – qui, jusqu’à
l’entrée en force du commodore américain Perry dans ses eaux territoriales,
avait rêvé de vivre à l’écart de l’Occident avant de rêver de l’imiter et de
l’égaler, reviendrait donc, dans un monde raisonnable donc utopique, une sorte
de responsabilité particulière, et noble : à nous qui sans vergogne avons
installé nos poubelles hors les murs, enseigner la vie sans mensonge, la vie
sauve et sincère. Car parler de flux et de stock sans penser le déchet aggrave
la faute originaire de la pensée technicienne, ainsi résumée par Valéry :
« Nous savons ce que nous faisons, mais nous ne savons pas ce que fait ce
que nous faisons. »
J.-L.
Evard, 14 juillet 2013
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