mercredi 15 mai 2013

Syrie, la guerre mondiale en miniature

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Par « relations internationales » on entend l’art d’évaluer les coûts matériels et symboliques de l’hégémonie entre États depuis la fin de la guerre de Trente Ans (1648). De cette période en effet date pour les appareils politiques nés de la sécularisation (ou transformés par elle) la nécessité vitale de réguler l’anomie inhérente à « l’état de nature », tel étant le nom alors donné aux relations interétatiques par les juristes et les philosophes. Cent cinquante ans plus tard, les guerres en chaîne déclenchées sur le continent européen par la Révolution française, confirmèrent que, décidément, cette première sécularisation du politique serait définitive. À ce nouveau régime de la guerre et de la paix – l’infaillible enchaînement rétroactif des guerres civiles et des guerres entre États –  il faudrait donc appliquer un ensemble lui aussi nouveau de techniques et de catégories spécifiques, à commencer par la notion d’ « équilibre des puissances », la seule véritable pierre de touche de la pratique des « relations internationales ».
Comment définir au mieux cette si creuse notion géopolitique d’« équilibre » ? Elle ne fait sens, en vérité, cette grandeur fonctionnelle, que par opposition sous-jacente à son antipode conceptuel, la catégorie de « l’état de nature », autrement dit la guerre (par nature, sans règles aucunes) entre États : étant entendu (par le sens commun en matière politique) qu’il importe à tout prix, soit d’éviter cette anomie et ses risques, soit de ne s’y exposer qu’en vue de gains censés compenser les destructions qu’elle entraîne, la métaphore de l’« équilibre » exerce là toutes les vertus pragmatiques possibles. La guerre aggravant par nature et par intention les déséquilibres qui la provoquent, on s’accorde pour nommer « équilibre » toutes les mesures susceptibles de la prévenir : censées corriger les frictions et les tensions belligènes avant l’inéluctable éclatement du conflit que ne dénouerait plus alors que l’incontrôlable raison du plus fort, la volonté du vainqueur. « Équilibre » désigne donc, en langage géopolitique, une authentique économie de la guerre et de la paix : tout État se donnant par définition, puisqu’il est de jure souverain, comme un foyer virtuel de guerre dans la communauté des États, celle-ci doit penser d’avance le risque d’anomie qui lui est inhérent et immanent. La pragmatique dite des relations internationales désigne génériquement cette anticipation et ses pratiques spécifiques (droit international, diplomatie, statistiques, etc.). À la menace de l’anomie (la guerre), l’intelligence géopolitique ici à l’œuvre se propose donc d’opposer l’outil fonctionnel qu’est l’échelle des intensités de l’anomie, selon une méthode probabiliste comparable à celle de toutes les applications du principe de prévention ou de précaution : pensant qu’une intensité extrême n’est qu’une grandeur plus grande qu’une intensité moyenne ou réduite, on espère agir efficacement sur les désordres définis comme de faibles niveaux d’anomie, et non plus comme de purs et simples manifestations du Désordre. Implicitement, cette pratique rend caduque toute idée normative possible d’un ordre politique quel qu’il soit : y prend valeur prescriptive d’ordre tout ce qui contribue à réduire le désordre, variable mais constant, qui caractérise toute société. La où règne cette pratique (et elle ne cesse de s’universaliser), là se taisent les idéologies et les provincialismes.
Du Congrès de Vienne de 1815 aux conventions de Potsdam en 1945, les relations internationales avaient donc conformé la régulation des conflits interétatiques au modèle bien rodé des trois paliers d’intensité. Elles distinguaient trois niveaux de conflictualité : local, régional et transnational, modèle faisant consensus sous la réserve tacite que la constellation des hégémonies cristallisée à l’instant de la chute de l’Empire français héritier de la Révolution ne se modifierait plus (résolution commune à Metternich et à Talleyrand). Une fois les puissances européennes débarrassées de la menace d'hégémonie française sur le continent, elles admettaient l’hégémonie britannique d’après Waterloo comme l’équivalent d’un retour à l’ordre des choses qu’avait bouleversé la tempête commencée en 1792 – réalisant ainsi le compromis entre la fin de l’Ancien Régime et les débuts du Nouveau Monde européen. Figure fictive et double langage de diplomate, certes, puisque ledit « équilibre » n’était, par convention tacite, invoqué par les chancelleries que pour suggérer la réalité inverse – la montée en puissance hégémonique d’États nationaux auparavant inconnus, à commencer par la Prusse, ou, plus tard, par l’Italie du risorgimento ; mais fiction efficace tant qu’elle restait un lieu commun (commun aux nations) : tant qu’elle permettait, devant tout conflit potentiel ou actuel, de s’entendre à demi-mots quant à sa place réelle ou idoine sur l’échelle des intensités de la paix et de la guerre. Les trois échelons de la conflictualité interétatique s’appliquaient donc en vertu de la logique binaire simple des « intérêts vitaux » : passait pour « local » tout conflit ne menaçant d’aucune manière lesdits intérêts d’aucune puissance ; pour « régional », tout conflit dont l’endiguement pourrait faire l’objet d’une transaction entre grandes puissances ; enfin, s’avérait « international » tout conflit censé, par un de ces États, menacer directement ses intérêts tels qu’unilatéralement compris par lui. Exemple de conflit violent à basse intensité géopolitique : la question irlandaise, la question grecque – de conflit violent à intensité géopolitique moyenne : la question polonaise ; de conflit violent à haute intensité géopolitique : les échelles du Levant. C’est d’ailleurs la précision indiscutable de cet outil des relations internationales qui explique que, la montée en puissance des États se poursuivant en tout état de cause, une même région pouvait changer d’affectation sur la carte des intensités géopolitiques : les puissances coloniales négocient aisément les frontières de leurs zones d’influence en Afrique noire au moment de la Conférence de Berlin (1885), mais ne s’entendent plus à ce sujet vingt ans plus tard (crise de Tanger en 1905). De même pour les contrées flamandes « sanctuarisées » par Londres dès le XVIIIe siècle, et jusqu’en 1914 (niveau 3) – stratégiquement déclassées après la Première Guerre mondiale ; ou, au contraire, promotion du Proche-Orient de la classe 2 à la classe 3 une fois consommée la chute de l’Empire ottoman.
En 1945, au moment du passage de la Seconde Guerre mondiale à la guerre froide, deux des conditions d’application de ce régulateur disparurent : la fin du conflit ne fit l’objet d’aucun traité entre vainqueurs et vaincus et, simultanément, le niveau 3 de la conflictualité géopolitique n’a pas survécu au surgissement de la dissuasion nucléaire et à son principe inouï de « guerre à mort » et de « stratégie anti-cités » avant la lettre (mais héritière directe des « tapis de bombes » de la Seconde Guerre mondiale). Deux événements d’ailleurs concomitants et interactifs : la pratique juridique et diplomatique traditionnelle qui symbolisait la volonté commune des contractants d’éviter en tout état de cause la chute dans « l’état de nature », l’anomie incontrôlable (ce qu’exprimait le droit international comme ensemble normatif permettant l’administration  concertée d’un état d’« équilibre ») périclite au moment même où les techniques de « l’équilibre par la terreur » nucléaire se substituent aux vieux binômes (la différence de la guerre et la paix, tradition romaine, la différence de la guerre absolue et de la guerre totale, conçue par la tradition Clausewitz). L’entrée dans l’époque nucléaire débouche sur cet effet inattendu : toute guerre, du moment qu’elle n’est pas nucléaire, a désormais valeur de « moindre mal », effet inattendu en raison directe duquel l’époque nucléaire fut dès le premier jour celle aussi des « sales guerres », celles dont les juristes n'aiment guère s’occuper parce qu’elles manifestent à leur manière à la fois sournoise et éclatante que la pensée politique et juridique n’est plus apte à construire la différence catégorielle de la paix et de la guerre. (Autre effet typique, et tout aussi extrême, du deterrent : « lieber rot als tot », « plutôt les soviets que la guerre nucléaire », selon le mot d’ordre du pacifisme ouest-allemand au moment des négociations russo-américaines sur les missiles continentaux dits SS 20 – la seule perspective du risque nucléaire rendant ainsi aimable même le totalitarisme, selon la même rationalisation pacifiste du « moindre mal » dont l’empire sur les esprits remonte aux premières épreuves des populations civiles exposées sans défense aux horreurs de la guerre hyperbolique où elles meurent en bien plus grand nombre que les militaires.)
C’est l’ensemble des seuils de conflictualité qui a été ainsi bouleversé par l’issue de la Seconde Guerre mondiale – à l’échelle de l’histoire des Temps modernes, une nouveauté inouïe, celle désignée, me semble-t-il, par la locution ironique que, dans les années 1980-1990, propose Paul Virilio parlant du régime de la « paix totale ». Développée avec méthode, c’est-à-dire entendue comme reprise parodique de la « guerre totale » théorisée par Ludendorff entre 1915 et 1920, elle signifie ceci : de même que la « guerre totale », visant une victoire « écrasante » d’anéantissement de l’adversaire, effaçait la différence juridique et symbolique de la guerre et de la paix en économie d’ « équilibre », de même le régime de la dissuasion nucléaire défigure-t-elle les figures connues et reconnaissables de la guerre et de la paix (car, implicitement, elle transforme toute paix en impossibilité de faire la guerre, en paix par défaut de guerre, pour cause de terreur préventive et généralise l’indifférenciation de la guerre et de la paix qui pointait déjà en germe dans l’intention stratégique de la « guerre totale »).
C’est dans ce contexte que la guerre syrienne, conflit d’abord intra-arabe, a pu devenir une guerre mondiale en miniature : d’abord locale, aujourd’hui régionale, elle a aussi désormais, de toute évidence, valeur d’ombre projetée de la question iranienne, de la question du nucléaire militaire iranien en tant que question rendue diplomatiquement insoluble par la position russe et chinoise au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Et c’est hélas la raison pour laquelle elle dure et va durer comme avait duré la seconde guerre d’Irak (que, là-bas, d’un attentat à l’autre, personne ne se hasarderait d’ailleurs à déclarer « terminée »). Non seulement elle ne menace aucun des intérêts du niveau 3 d’aucune grande puissance, mais encore permet-elle de laisser se poser sur le flanc iranien un abcès de fixation, une dérivation de violence dont on escompte une mise en veille, un stand by de la question nucléaire, centrale, elle, et pour l’ensemble du Moyen-Orient et pour le jeu intercontinental des grandes puissances. Et sur ce calcul, dans ces termes mêmes, à mots couverts, les deux camps qui se sont mesurés au Conseil de Sécurité, Chine et Russie d’une part, l’Ouest d’autre part, peuvent s’entendre sans paraître pour autant céder sur leurs positions respectives. Toutes proportions gardées, c’est selon le même dispositif que les guerres balkaniques purent longtemps rester des conflits régionaux jusqu’en 1914, l’année où tout bascula et où les États en conflit passèrent progressivement du régime de la guerre absolue (guerre clausewitzienne de retour à l’état d’« équilibre » défini en 1815) au régime de la guerre totale à partir de 1917 (retour à l’anomie, à l’enchaînement des guerres et des révolutions).  L’outil nucléaire a puissamment accusé les asymétries technologiques et stratégiques entre communautés politiques. Sous son signe se pose donc à propos de la Syrie la question décisive, dont il semble de plus en plus que l'Ouest euraméricain hésite à la penser dans sa profondeur d'époque, à la lumière si trouble du ni paix ni guerre que 1945 nous laissa en héritage.
J.-L. Evard, 15 mai 2013


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