Par « relations
internationales » on entend l’art d’évaluer les coûts matériels et
symboliques de l’hégémonie entre États depuis la fin de la guerre de Trente Ans
(1648). De cette période en effet date pour les appareils politiques nés de la
sécularisation (ou transformés par elle) la nécessité vitale de réguler l’anomie
inhérente à « l’état de nature », tel étant le nom alors donné aux
relations interétatiques par les juristes et les philosophes. Cent cinquante
ans plus tard, les guerres en chaîne déclenchées sur le continent européen par
la Révolution française, confirmèrent que, décidément, cette première
sécularisation du politique serait définitive. À ce nouveau régime de la guerre
et de la paix – l’infaillible enchaînement rétroactif des guerres civiles et
des guerres entre États – il faudrait donc
appliquer un ensemble lui aussi nouveau de techniques et de catégories
spécifiques, à commencer par la notion d’ « équilibre des
puissances », la seule véritable pierre de touche de la pratique des
« relations internationales ».
Comment
définir au mieux cette si creuse notion géopolitique
d’« équilibre » ? Elle ne fait sens, en vérité, cette grandeur fonctionnelle, que par opposition
sous-jacente à son antipode conceptuel,
la catégorie de « l’état de nature », autrement dit la guerre (par
nature, sans règles aucunes) entre États : étant entendu (par le sens
commun en matière politique) qu’il importe à tout prix, soit d’éviter cette
anomie et ses risques, soit de ne s’y exposer qu’en vue de gains censés compenser les
destructions qu’elle entraîne, la métaphore de l’« équilibre » exerce
là toutes les vertus pragmatiques possibles. La guerre aggravant par nature et
par intention les déséquilibres qui la provoquent, on s’accorde pour nommer
« équilibre » toutes les mesures susceptibles de la prévenir :
censées corriger les frictions et les tensions belligènes avant l’inéluctable éclatement du conflit que ne dénouerait plus
alors que l’incontrôlable raison du plus fort, la volonté du vainqueur.
« Équilibre » désigne donc, en langage géopolitique, une authentique économie de la guerre et de la paix :
tout État se donnant par définition, puisqu’il est de jure souverain, comme un foyer virtuel de guerre dans la
communauté des États, celle-ci doit penser d’avance le risque d’anomie qui lui est
inhérent et immanent. La pragmatique dite des relations internationales désigne
génériquement cette anticipation et ses pratiques spécifiques (droit
international, diplomatie, statistiques, etc.). À la menace de l’anomie (la
guerre), l’intelligence géopolitique ici à l’œuvre se propose donc d’opposer
l’outil fonctionnel qu’est l’échelle
des intensités de l’anomie, selon une méthode probabiliste comparable à celle
de toutes les applications du principe de prévention ou de précaution :
pensant qu’une intensité extrême n’est qu’une grandeur plus grande qu’une
intensité moyenne ou réduite, on espère agir efficacement sur les désordres
définis comme de faibles niveaux d’anomie, et non plus comme de purs et simples
manifestations du Désordre. Implicitement, cette pratique rend caduque toute
idée normative possible d’un ordre politique quel qu’il soit : y prend
valeur prescriptive d’ordre tout ce qui contribue à réduire le désordre,
variable mais constant, qui caractérise toute société. La où règne cette
pratique (et elle ne cesse de s’universaliser), là se taisent les idéologies et
les provincialismes.
Du Congrès de Vienne de 1815 aux conventions de Potsdam en 1945, les relations
internationales avaient donc conformé la régulation des conflits interétatiques
au modèle bien rodé des trois paliers d’intensité. Elles distinguaient trois
niveaux de conflictualité : local, régional et transnational, modèle faisant
consensus sous la réserve tacite que la constellation des hégémonies
cristallisée à l’instant de la chute de l’Empire français héritier de la
Révolution ne se modifierait plus (résolution commune à Metternich et à
Talleyrand). Une fois les puissances européennes débarrassées de la menace d'hégémonie française sur le continent, elles admettaient l’hégémonie britannique d’après
Waterloo comme l’équivalent d’un retour à l’ordre des choses qu’avait
bouleversé la tempête commencée en 1792 – réalisant ainsi le compromis entre la
fin de l’Ancien Régime et les débuts du Nouveau Monde européen. Figure fictive
et double langage de diplomate, certes, puisque ledit « équilibre »
n’était, par convention tacite, invoqué par les chancelleries que pour
suggérer la réalité inverse – la montée en puissance hégémonique d’États
nationaux auparavant inconnus, à commencer par la Prusse, ou, plus tard, par
l’Italie du risorgimento ; mais
fiction efficace tant qu’elle restait un lieu
commun (commun aux nations) :
tant qu’elle permettait, devant tout conflit potentiel ou actuel, de s’entendre à
demi-mots quant à sa place réelle ou idoine sur l’échelle des intensités de la
paix et de la guerre. Les trois échelons de la conflictualité interétatique
s’appliquaient donc en vertu de la logique binaire simple des « intérêts
vitaux » : passait pour « local » tout conflit ne menaçant
d’aucune manière lesdits intérêts d’aucune puissance ; pour
« régional », tout conflit dont l’endiguement pourrait faire l’objet
d’une transaction entre grandes puissances ; enfin, s’avérait
« international » tout conflit censé, par un de ces États, menacer
directement ses intérêts tels qu’unilatéralement compris par lui. Exemple de
conflit violent à basse intensité géopolitique : la question irlandaise,
la question grecque – de conflit violent à intensité géopolitique
moyenne : la question polonaise ; de conflit violent à haute
intensité géopolitique : les échelles du Levant. C’est d’ailleurs la
précision indiscutable de cet outil des relations internationales qui explique
que, la montée en puissance des États se poursuivant en tout état de cause, une
même région pouvait changer d’affectation sur la carte des intensités
géopolitiques : les puissances coloniales négocient aisément les
frontières de leurs zones d’influence en Afrique noire au moment de la
Conférence de Berlin (1885), mais ne s’entendent plus à ce sujet vingt ans plus
tard (crise de Tanger en 1905). De même pour les contrées flamandes
« sanctuarisées » par Londres dès le XVIIIe siècle, et
jusqu’en 1914 (niveau 3) – stratégiquement déclassées après la Première Guerre
mondiale ; ou, au contraire, promotion du Proche-Orient de la classe 2 à
la classe 3 une fois consommée la chute de l’Empire ottoman.
En
1945, au moment du passage de la Seconde Guerre mondiale à la guerre froide,
deux des conditions d’application de ce régulateur disparurent : la fin du
conflit ne fit l’objet d’aucun traité entre vainqueurs et vaincus et,
simultanément, le niveau 3 de la conflictualité géopolitique n’a pas survécu au
surgissement de la dissuasion nucléaire et à son principe inouï de
« guerre à mort » et de « stratégie anti-cités » avant la
lettre (mais héritière directe des « tapis de bombes » de la Seconde
Guerre mondiale). Deux événements d’ailleurs concomitants et interactifs :
la pratique juridique et diplomatique traditionnelle qui symbolisait la volonté
commune des contractants d’éviter en tout état de cause la chute dans « l’état
de nature », l’anomie incontrôlable (ce qu’exprimait le droit
international comme ensemble normatif permettant l’administration concertée d’un état d’« équilibre »)
périclite au moment même où les
techniques de « l’équilibre par la terreur » nucléaire se substituent
aux vieux binômes (la différence de la guerre et la paix, tradition romaine, la
différence de la guerre absolue et de la guerre totale, conçue par la tradition
Clausewitz). L’entrée dans l’époque nucléaire débouche sur cet effet
inattendu : toute guerre, du moment qu’elle n’est pas nucléaire, a
désormais valeur de « moindre mal », effet inattendu en raison directe duquel
l’époque nucléaire fut dès le premier jour celle aussi des « sales
guerres », celles dont les juristes n'aiment guère s’occuper
parce qu’elles manifestent à leur manière à la fois sournoise et éclatante que
la pensée politique et juridique n’est plus apte à construire la différence
catégorielle de la paix et de la guerre. (Autre effet typique, et tout aussi
extrême, du deterrent : « lieber rot als tot », « plutôt
les soviets que la guerre nucléaire », selon le mot d’ordre du pacifisme
ouest-allemand au moment des négociations russo-américaines sur les missiles
continentaux dits SS 20 – la seule perspective du risque nucléaire rendant
ainsi aimable même le totalitarisme, selon la même rationalisation pacifiste du
« moindre mal » dont l’empire sur les esprits remonte aux premières
épreuves des populations civiles exposées sans défense aux horreurs de la
guerre hyperbolique où elles meurent en bien plus grand nombre que les
militaires.)
C’est
l’ensemble des seuils de conflictualité
qui a été ainsi bouleversé par l’issue de la Seconde Guerre mondiale – à
l’échelle de l’histoire des Temps modernes, une nouveauté inouïe, celle
désignée, me semble-t-il, par la locution ironique que, dans les années
1980-1990, propose Paul Virilio parlant du régime de la « paix
totale ». Développée avec méthode, c’est-à-dire entendue comme reprise
parodique de la « guerre totale » théorisée par Ludendorff entre 1915
et 1920, elle signifie ceci : de même que la « guerre totale »,
visant une victoire « écrasante » d’anéantissement de l’adversaire,
effaçait la différence juridique et symbolique de la guerre et de la paix en économie
d’ « équilibre », de même le régime de la dissuasion nucléaire
défigure-t-elle les figures connues et reconnaissables de la guerre et de la
paix (car, implicitement, elle transforme toute paix en impossibilité de faire
la guerre, en paix par défaut de guerre, pour cause de terreur préventive et
généralise l’indifférenciation de la guerre et de la paix qui pointait déjà en
germe dans l’intention stratégique de la « guerre totale »).
C’est
dans ce contexte que la guerre syrienne, conflit d’abord intra-arabe, a pu
devenir une guerre mondiale en miniature : d’abord locale, aujourd’hui
régionale, elle a aussi désormais, de toute évidence, valeur d’ombre projetée
de la question iranienne, de la question du nucléaire militaire iranien en tant
que question rendue diplomatiquement insoluble par la position russe et
chinoise au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Et c’est hélas la raison
pour laquelle elle dure et va durer comme avait duré la seconde guerre d’Irak
(que, là-bas, d’un attentat à l’autre, personne ne se hasarderait d’ailleurs à
déclarer « terminée »). Non seulement elle ne menace aucun des
intérêts du niveau 3 d’aucune grande puissance, mais encore permet-elle de
laisser se poser sur le flanc iranien un abcès de fixation, une dérivation de
violence dont on escompte une mise en veille, un stand by de la question nucléaire, centrale, elle, et pour
l’ensemble du Moyen-Orient et pour le jeu intercontinental des grandes
puissances. Et sur ce calcul, dans ces termes mêmes, à mots couverts, les deux
camps qui se sont mesurés au Conseil de Sécurité, Chine et Russie d’une part,
l’Ouest d’autre part, peuvent s’entendre sans paraître pour autant céder sur
leurs positions respectives. Toutes proportions gardées, c’est selon le même
dispositif que les guerres balkaniques purent longtemps rester des conflits
régionaux jusqu’en 1914, l’année où tout bascula et où les États en conflit
passèrent progressivement du régime de la guerre absolue (guerre
clausewitzienne de retour à l’état d’« équilibre » défini en 1815)
au régime de la guerre totale à partir de 1917 (retour à l’anomie, à l’enchaînement
des guerres et des révolutions). L’outil nucléaire a puissamment accusé
les asymétries technologiques et stratégiques entre communautés politiques. Sous son signe se pose donc à propos de la Syrie la question décisive, dont il semble de plus en plus que l'Ouest euraméricain hésite à la penser dans sa profondeur d'époque, à la lumière si trouble du ni paix ni guerre que 1945 nous laissa en héritage.
J.-L.
Evard, 15 mai 2013
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