Récemment interrogé en direct sur
ce que lui, l’ancien candidat à la présidence de la République, dirait – à la
place de François Hollande en visite à Pékin – aux dirigeants chinois, en
matière de droits de l’homme, J.-L. Mélenchon se fit d’abord prier avant de
cesser de feindre qu’il n’entendait pas la question. Puis, à la troisième
reprise insistante des journalistes, lui vint la trouvaille, celle qui
distingue les étoiles de tous les chapiteaux. Haussant les épaules, et
affichant moue dédaigneuse car, à lui, vous savez bien, on ne la fait pas, il
asséna : « Pourquoi voulez-vous que je m’inquiète du sort d’une
théocratie ? Le Tibet fait partie (légitime) de la Chine populaire depuis
toujours. » Moment édifiant, et du plus vrai comique : en plein
siècle de la religion civile universelle des Droits de l’Homme, on voyait
surgir du musée Grévin un grand déchristianisateur millésime 1793 qui, pris en
flagrant délit d’anachronisme, préfère imaginer le peuple tibétain désossé par
Pékin plutôt que de passer peut-être pour un suppôt des prêtres et des lamaseries.
L’anecdote
se corse du fait de sa quasi-simultanéité avec les péripéties qui émaillent le
règne commençant du Dalaï Lama de Rome. Avec ou sans intention de pittoresque,
le pape François, il y a quelques jours, avait prié les media d’assister à
l’installation de son prédécesseur Benoît dans sa résidence de monarque
pensionné, à la retraite après démission : l’ancien et le nouveau
détenteur des Clefs, tous deux domiciliés sur le territoire du Vatican,
s’entretinrent aimablement devant une tasse de thé et se promirent de se rendre
visite, en bons voisins qui cultivent le même jardin.
Second
volet, donc, de mon tryptique : l’Église apostolique et romaine fait
montre – parade ? – de ses deux
papes, comme d’une réjouissante ou rassurante singularité après tant
siècles passés dans la hantise et la répression du schisme et de la simonie. La Quinzaine géopolitique avait déjà
noté la portée considérable de la décision de Benoît XVI démissionnant comme un simple magistrat, et comme de nos jours on
laisse tomber n’importe quel job.
Nous étions décidément encore en dessous de la chose et de la cause –
puisque, avec l’appui énergique de la Compagnie de Jésus aujourd’hui sur le
trône de Pierre, l’Église ne recule devant aucun moyen pour tenter de se fondre dans
la masse des gens ordinaires, que ne distingue, croient-ils, aucun apostolat,
aucune autorité, aucun héritage. Tout indique qu’elle se promet de rattraper le
temps perdu – perdu à œuvrer en sens exactement contraire –, et tout indique
qu’elle y perd sa peine ; car ce qui indispose, dans les appareils
religieux, et ce depuis l’institution chrétienne de la séparation des royaumes
il y a vingt siècles, c’est, précisément, la confusion des pouvoirs. Il n’en
est que plus captivant de la voir la commettre le pape de qui, puisque jésuite
émérite, on aurait le moins attendu qu’il trébuche sur ce point capital de
sagesse politique. Et confusion il y a ici puisque par souci de
« modernité » on nous sert une tarte à la crème de plus (« le
pape est comme tout le monde », pauvre alibi démocratique peu ragoutant
pour tout républicain qui sait qu’un dignitaire n’est pas une star). Le
simulacre de dyarchie concocté par le Vatican (un pape qui trime, un pape qui
bulle) en dit donc long sur l’inconscient institutionnel : jamais un
appareil de pouvoir n’est plus menacé d’indignité et de révocation qu’au moment
où il singe son Autre. Louis XVI avait saboté la monarchie et l’Ancien Régime,
non pas en tentant de fuir, mais bien au contraire en coiffant le bonnet
phrygien à l’Hôtel de Ville, le 20 juin 1791. Le bouffon tue le roi – mais ne
le peut que s’ils se confondent, erreur que ne commettent, ou pas, que les
rois.
Je n’ai
choisi ces pasquinades que pour introduire à une hypothèse philosophique, et à
la nécessité de la nuancer pour l’enrichir. Nous pour qui le siècle des guerres
et des révolutions commencé en 1914 et achevé en 1991 se lit comme celui des
religions politiques et de la domination charismatique (la domination infernale des rédempteurs idéologiques),
nous devons bien admettre, dans l’empirie, ce qui contredit notre
interprétation : qu’un possible ministre de la République française juge
utile la persécution de la théocratie bouddhique au pouvoir (dans
l’Himalaya !), et que des théologiens sous la tiare s’excusent si laborieusement
des conditions institutionnelles de leur ministère – voilà qui suffit bien à
nous démontrer avec netteté que nous ne savons toujours pas nommer l’enjeu de
l’époque. Le pouvoir méconnaît ce dont il se déclare le nom ? Soit – on le
sait, c’est là sa condition de possibilité première et constitutive. Mais nous
qui le dévisageons comme de l’extérieur,
en savons-nous beaucoup plus ? –
puisque, des religions politiques en cause dans le discours de ceux qui les
détractent et de ceux qui les
pratiquent, nous voyons surtout qu’elles concrètent des religions asymétriques qui ne présentent aucune
homogénéité, aucune unité de sens. Tel croit les combattre en brandissant
quelque instable concept – « théocratie » – dont très manifestement le
sens lui échappe, et tel autre espère les réformer en bricolant le standing des
mandarins du culte. Entre leurs idées respectives du religieux (pour l’un,
c’est la calotte ; pour l’autre, c’est le pathos de l’humilité), il y a
autant d’unité qu’entre le culte vernaculaire d’une nappe d’eau féconde et la
prise de voile d’une carmélite espagnole.
On rirait
s’il n’y avait pas là le symptôme d’une parfaite indifférence à la vérité de
l’époque (sa vérité ? oui, le
sort des Tibétains nous tient à cœur parce que le colosse chinois en a fait les
otages d’élite de son ascension au faîte de la puissance impériale ; non, les
subtilités scénographiques du Saint Siège ne cachent à personne que, les
passions religieuses de l’Occident passant de nos jours par l’autel sexuel et
non plus par l’autel sacrificiel, l’Église tombe au rang d’ONG peu performante).
Remarquable retour de la scène des religions politiques ! Face au
contempteur irréfléchi de « religions » mortes depuis longtemps (les
théocraties), le hiérarque et pontife d’une religion en voie de désacralisation
accélérée… Les deux hommes, on s’en doute, ne s’étaient pas donné le mot – mais
nous qui les voyons opérer sur le même écran de télévision, à travers la même
lunette télescopique, nous ne bouderons pas notre plaisir philosophique de
Micromégas convié au spectacle du monde.
On
rirait, or nous n’en avons pas la moindre envie. Car déjà réapparaît le vieux
cauchemar du rhinocéros d’Ionesco : non seulement nos conflits nous divisent,
mais encore voyons-nous s’agiter des hommes qui, ni ne savent au juste ce qui
les divise, ni à vrai dire ne désirent le savoir. Laissons-leur la pacotille,
et retenons la leçon : comme il y a de nos jours la guerre asymétrique, il y a aussi la religion asymétrique. Asymétrie factuelle des perceptions du geste
religieux, d’une part, et, d’autre part, asymétrie dans l’imaginaire de ceux qui le
dénigrent (les « iconoclastes ») comme de ceux qui l’administrent
(les « idolâtres ») : donc, flagrant anachronisme objectif et subjectif du fait religieux à sa surface. La philosophie méritera son nom si,
de cette analogie avérée entre deux des traits marquants de notre époque, elle
peut rendre un compte intelligible et tirer un enseignement raisonnable.
J.-L.
Evard, 12 mai 2013
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