samedi 18 mai 2013

La guerre en trompe-l'œil

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Entre autres raisons constantes de l’autorité universelle de l’Art de la guerre, le plus ancien traité connu en la matière, considérons celle dont les commentateurs font le moins état : le sens plastique aigu de l’auteur, Sun Tse, son souci du beau en toutes occasions, sa volonté de conformer nos talents techniques aux qualités subtiles des cinq éléments cosmiques du vivant (la Terre, l’Eau, le Bois, le Feu et le Métal). Quoique le mot n’apparaisse jamais sous sa plume, d’un tel technicien, en Occident, depuis des siècles, nous parlons sans hésitation comme d’un artiste – soit qu’il élève la maîtrise des « arts mécaniques » à la hauteur des « beaux-arts » (et nous raisonnons alors comme les Anciens et comme s’ils réconciliaient le démiurge et le poète, l’habile ouvrier et l’inspiré), soit qu’il considère l’État comme une œuvre d’art. Nous guide alors un motif moderne, celui popularisé, par exemple, par Schiller (« la plus parfaite de toutes les œuvres de l’art, l’édification d’une vraie liberté politique » – ainsi la deuxième des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme esquisse-t-elle, en 1794, son projet anti-platonicien : la synergie  des beaux-arts et du politique).
Le rapprochement s’impose à tous points de vue : le point de vue spécialiste des experts de la guerre stratégique (« semblable à un art politique rationnel », note Alain Joxe dans son propre commentaire de Sun Tse), mais aussi le point de vue généraliste des… humanistes, eux pour qui le beau ne se sépare en aucun cas du vrai et du bon – et en matière de guerre aussi ? faut-il alors se demander. Pourtant, le même rapprochement qui, ici, réduit l’écart d’expertise stratégique de l’Orient et de l’Occident décèle et dénonce aussi le défaut secret de l’humanisme que ce parallèle réjouissait tant (et qui, d’un jésuite justement, fit le premier traducteur de Sun Tse) : l’Occident fait grand cas de Leonardo da Vinci ingénieur militaire et peintre magistral, mais cet inspiré fait l’exception plus que la règle. Nous prétendons nous partager entre ces deux vocations, nous n’en savons pas moins que, si l’esthète règne, l’utilitariste gouverne. Et cette inégalité flatte la conscience morale, souvent paresseuse, mais la rend suspecte de mauvaise foi : la quantité de cautèle nécessaire aux prouesses du stratège ne fait bon ménage ni avec la morale ni avec la vérité, c’est ce qu’il faut comprendre pour que l’humanisme ne dégénère pas en hypocrisie ou en posture. De ce mystère, il n’est jamais question qu’à demi-mot, il a la peau dure, le cuir bien tanné. À quelles conditions le grand stratège qui ruse pourra-t-il donc passer à juste titre pour un grand artiste qui enseigne ?
« Soyez victorieux ou mourez glorieusement », s’écrie Sun Tse à l’adresse des généraux qui le lisent, en stratège aux accents cornéliens : « S’il y a des hasards à affronter, que vos soldats ne les affrontent pas seuls, mais à votre suite ; s’ils doivent mourir, qu’ils meurent, mais périssez avec eux. » En somme, la beauté de la stratégie, technique rationnelle de la guerre, dépend de la conscience que nous cultivons de son possible échec – notre défaite devant l’adversaire – et du jugement qu’alors nous nous appliquons : un vaincu se refuse le droit de survivre. Une telle alternative – vaincre ou mourir – peut-elle passer telle quelle pour rationnelle et pour rationaliste ? Corneille donne-t-il leçon d’héroïsme ou de stratégie, de style ou de sens pratique, de grandeur ou de servitude ? L’éthique du stratège enseignée par Sun Tse ne concerne-t-elle que le métier de soldat ou aussi bien la condition de citoyen ?
Que Sun Tse n’imagine pas un stratège captif après sa défaite nous semble cohérent : à aucun moment son traité n’envisage ne serait-ce que l’éventualité de soldats faits prisonniers. À plus forte raison leur chef aura-t-il pour devise : « La victoire ou la mort. » En s’exposant comme ses hommes et à égalité avec eux (ses « enfants », écrit Sun Tse), il s’en déclare ainsi inconditionnellement solidaire. Mais la beauté qui se manifeste dans cette volonté d’égalité devant la mort où se compense l’inégalité accentuée de toute hiérarchie militaire – cette beauté s’impose comme celle d’un style, non comme celle déduite par équivalence rationaliste avec les deux autres valeurs, le vrai et le bon. L’autorité du stratège sur ses hommes naît de son désintéressement, dont il atteste en liant sans conditions sa vie à celle de la collectivité à laquelle il commande. Non le calcul rationnel des conditions de possibilité de la victoire, mais la volonté de partager la gloire qui suit les épreuves de la guerre – voilà l’éthique mise au préalable de toute l’économie politique de la guerre et de la paix, et sous la forme décisionnelle du « vaincre ou mourir ». Éthique si impérieuse qu’elle contredit ouvertement le rationalisme intégral de la stratégie de Sun Tse (le calcul des proportions à respecter entre les fins visées et les moyens utilisés). Un élément non calculable, le pacte d’égalité symbolique passé par le général avec ses soldats, commande le reste – et le commande inconditionnellement. La beauté du style n’exprime rien d’autre que ce mystère mal intelligible au rationalisme des stratégies : elles ne valent, elles ne s’appliquent, elles n’opèrent leurs divers miracles d’efficacité que si religieusement respectée la clause éthique de l’égalité des sujets de l’agir politique. Cachée sous les apparences de la paix, le théâtre de la guerre la met en évidence. La rationalisation intégrale de la guerre fait le principe commun à l’œuvre écrite de Sun Tse et à celle de Clausewitz ? Oui, mais cette entreprise n’est elle-même rendue possible que par l’affirmation d’une grandeur incalculable, parce que toute symbolique.
Il y a fort à parier que L’Art de la guerre de Sun Tse, rédigé il y a quelque vingt-cinq siècles, connaît une gloire égale à celle de son équivalent européen, le De la guerre de Clausewitz, pour cette raison, et pour cette raison seulement : il élève à un degré d’apparent paradoxe extrême ce qu’il est par ailleurs censé réduire à une ingénieuse horlogerie des paramètres de terrain, de météorologie, de balistique et de logistique. D’un tel rationalisme on dira donc qu’il refuse de s’en laisser conter : il a beau donner au technicien la suprématie définitive (et l’enlever à Don Quichotte, à Matamore et autres héros homériques), il a beau pousser la modestie jusqu’à suggérer au général en campagne chez l’ennemi de s’entourer de partisans, comme si décidément la guerre la plus savante ne pouvait rien sans la guérilla à ses alentours, il n’oublie pas, le moment venu, de s’effacer devant plus fort que soi : « divine célérité », s’écrie Sun Tse, ou son commentateur Chang Yu (chapitre XI), pour mieux persuader son lecteur que, dans les techniques de la guerre, se cache l’art de la vitesse (savoir accélérer, savoir s’immobiliser). Art si subtil, si hors du commun des arts de l’artisanat, qu’il faut alors le dire, au juste – « divin ». Oui, l’art de la vitesse nous met dans le secret des phénomènes qui font notre monde : apparaître, disparaître – à ceci seulement tient tout phénomène. Est exquis tout ce qui nous rapproche de leur fulguration.
On n’admirera jamais assez la singularité de l’agir politique ainsi modestement médité – médité selon son mode propre, son secret aussi bien : flanqué, d’un côté, de la clause symbolique d’égalité des inégaux par excellence que sont les soldats, les officiers et le général en chef, le voici flanqué de l’autre côté de sa promesse de beauté et de perfection (car « divin », en grec, depuis Homère, nomme notre émotion devant la perfection entrevue des phénomènes les plus fugaces, leur grâce).
Chez Sun Tse le stratège confucéen, l’art de la vitesse se contemple dans l’eau (« Tombez sur l’ennemi avec la force du torrent qui se précipiterait de la hauteur de mille jin »). Chez nous, les fils d’Électre, son élément de référence se lit dans l’électricité : de Boulogne à Austerlitz, quelque 1800 km, l’armée napoléonienne fonce en vingt-neuf jours, comme la foudre à laquelle les littérateurs comparent l’empereur. Ici et là-bas, même noblesse de la matière que sa propre lenteur agace, que son feu intime séduit. Sans ce style, nous saccagerions les cinq éléments cosmiques avec la puissance desquels la nôtre rivalise. Ils lui renvoient son image ; en elle et sa limpidité ils trouvent ce qui rachète la foule d’illusions grâce auxquelles le stratège manipule les hommes. Artiste ou politique ? À chacun son trompe-l’œil.
J.-L. Evard, 18 mai 2013

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