Entre autres raisons
constantes de l’autorité universelle de l’Art
de la guerre, le plus ancien traité connu en la matière, considérons celle
dont les commentateurs font le moins état : le sens plastique aigu de l’auteur, Sun Tse, son souci du beau en toutes
occasions, sa volonté de conformer nos talents techniques aux qualités subtiles
des cinq éléments cosmiques du vivant (la Terre, l’Eau, le Bois, le Feu et le
Métal). Quoique le mot n’apparaisse jamais sous sa plume, d’un tel technicien,
en Occident, depuis des siècles, nous parlons sans hésitation comme d’un artiste – soit qu’il élève la maîtrise
des « arts mécaniques » à la hauteur des « beaux-arts » (et
nous raisonnons alors comme les Anciens et comme s’ils réconciliaient le
démiurge et le poète, l’habile ouvrier et l’inspiré), soit qu’il considère
l’État comme une œuvre d’art. Nous guide alors un motif moderne, celui
popularisé, par exemple, par Schiller (« la plus parfaite de toutes les
œuvres de l’art, l’édification d’une vraie liberté politique » – ainsi la
deuxième des Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme esquisse-t-elle, en 1794, son projet anti-platonicien : la synergie
des beaux-arts et du politique).
Le
rapprochement s’impose à tous points de vue : le point de vue spécialiste
des experts de la guerre stratégique (« semblable à un art politique
rationnel », note Alain Joxe dans son propre commentaire de Sun Tse), mais
aussi le point de vue généraliste des… humanistes, eux pour qui le beau ne se
sépare en aucun cas du vrai et du bon – et en matière de guerre aussi ?
faut-il alors se demander. Pourtant, le même rapprochement qui, ici, réduit
l’écart d’expertise stratégique de l’Orient et de l’Occident décèle et dénonce
aussi le défaut secret de l’humanisme que ce parallèle réjouissait tant (et
qui, d’un jésuite justement, fit le premier traducteur de Sun Tse) : l’Occident
fait grand cas de Leonardo da Vinci ingénieur militaire et peintre magistral,
mais cet inspiré fait l’exception plus que la règle. Nous prétendons nous partager
entre ces deux vocations, nous n’en savons pas moins que, si l’esthète règne,
l’utilitariste gouverne. Et cette inégalité flatte la conscience morale,
souvent paresseuse, mais la rend suspecte de mauvaise foi : la quantité de
cautèle nécessaire aux prouesses du stratège ne fait bon ménage ni avec la
morale ni avec la vérité, c’est ce qu’il faut comprendre pour que l’humanisme
ne dégénère pas en hypocrisie ou en posture. De ce mystère, il n’est jamais
question qu’à demi-mot, il a la peau dure, le cuir bien tanné. À quelles
conditions le grand stratège qui ruse pourra-t-il donc passer à juste titre
pour un grand artiste qui enseigne ?
« Soyez
victorieux ou mourez glorieusement », s’écrie Sun Tse à l’adresse des
généraux qui le lisent, en stratège aux accents cornéliens : « S’il y
a des hasards à affronter, que vos soldats ne les affrontent pas seuls, mais à
votre suite ; s’ils doivent mourir, qu’ils meurent, mais périssez avec
eux. » En somme, la beauté de la stratégie, technique rationnelle de la
guerre, dépend de la conscience que nous cultivons de son possible échec –
notre défaite devant l’adversaire – et du jugement qu’alors nous nous
appliquons : un vaincu se refuse
le droit de survivre. Une telle alternative – vaincre ou mourir – peut-elle
passer telle quelle pour rationnelle et pour rationaliste ? Corneille
donne-t-il leçon d’héroïsme ou de stratégie, de style ou de sens pratique, de
grandeur ou de servitude ? L’éthique du stratège enseignée par Sun Tse ne
concerne-t-elle que le métier de soldat ou aussi bien la condition de citoyen ?
Que
Sun Tse n’imagine pas un stratège captif après sa défaite nous semble
cohérent : à aucun moment son traité n’envisage ne serait-ce que
l’éventualité de soldats faits prisonniers. À plus forte raison leur chef aura-t-il
pour devise : « La victoire ou la mort. » En s’exposant comme
ses hommes et à égalité avec eux (ses « enfants », écrit Sun Tse), il
s’en déclare ainsi inconditionnellement solidaire. Mais la beauté qui se
manifeste dans cette volonté d’égalité devant la mort où se compense
l’inégalité accentuée de toute hiérarchie militaire – cette beauté s’impose
comme celle d’un style, non comme
celle déduite par équivalence rationaliste avec les deux autres valeurs, le
vrai et le bon. L’autorité du stratège sur ses hommes naît de son
désintéressement, dont il atteste en liant sans conditions sa vie à celle de la
collectivité à laquelle il commande. Non le calcul rationnel des conditions de
possibilité de la victoire, mais la volonté de partager la gloire
qui suit les épreuves de la guerre – voilà l’éthique mise au préalable de toute l’économie politique de la guerre et de la
paix, et sous la forme décisionnelle du « vaincre ou mourir ».
Éthique si impérieuse qu’elle contredit ouvertement le rationalisme intégral de
la stratégie de Sun Tse (le calcul des proportions à respecter entre les fins
visées et les moyens utilisés). Un élément non calculable, le pacte d’égalité
symbolique passé par le général avec ses soldats, commande le reste – et le
commande inconditionnellement. La beauté du style n’exprime rien d’autre que ce
mystère mal intelligible au rationalisme des stratégies : elles ne valent,
elles ne s’appliquent, elles n’opèrent leurs divers miracles d’efficacité que
si religieusement respectée la clause éthique de l’égalité des sujets de l’agir
politique. Cachée sous les apparences de la paix, le théâtre de la guerre la
met en évidence. La rationalisation intégrale de la guerre fait le principe
commun à l’œuvre écrite de Sun Tse et à celle de Clausewitz ? Oui, mais
cette entreprise n’est elle-même rendue possible que par l’affirmation d’une
grandeur incalculable, parce que toute symbolique.
Il
y a fort à parier que L’Art de la guerre
de Sun Tse, rédigé il y a quelque vingt-cinq siècles, connaît une gloire égale
à celle de son équivalent européen, le De
la guerre de Clausewitz, pour cette raison, et pour cette raison
seulement : il élève à un degré
d’apparent paradoxe extrême ce qu’il est par ailleurs censé réduire à une ingénieuse horlogerie des
paramètres de terrain, de météorologie, de balistique et de logistique. D’un
tel rationalisme on dira donc qu’il refuse de s’en laisser conter : il a
beau donner au technicien la suprématie définitive (et l’enlever à Don
Quichotte, à Matamore et autres héros homériques), il a beau pousser la
modestie jusqu’à suggérer au général en campagne chez l’ennemi de s’entourer de
partisans, comme si décidément la guerre la plus savante ne pouvait rien sans
la guérilla à ses alentours, il n’oublie pas, le moment venu, de s’effacer
devant plus fort que soi : « divine célérité », s’écrie Sun Tse,
ou son commentateur Chang Yu (chapitre XI), pour mieux persuader son lecteur
que, dans les techniques de la guerre, se cache l’art de la vitesse (savoir
accélérer, savoir s’immobiliser). Art si subtil, si hors du commun des arts de
l’artisanat, qu’il faut alors le dire, au juste – « divin ». Oui,
l’art de la vitesse nous met dans le secret des phénomènes qui font notre
monde : apparaître, disparaître – à ceci seulement tient tout phénomène.
Est exquis tout ce qui nous rapproche
de leur fulguration.
On
n’admirera jamais assez la singularité de l’agir politique ainsi modestement
médité – médité selon son mode propre, son secret aussi bien : flanqué,
d’un côté, de la clause symbolique d’égalité des inégaux par excellence que
sont les soldats, les officiers et le général en chef, le voici flanqué de
l’autre côté de sa promesse de beauté et de perfection (car
« divin », en grec, depuis Homère, nomme notre émotion devant la
perfection entrevue des phénomènes les plus fugaces, leur grâce).
Chez
Sun Tse le stratège confucéen, l’art de la vitesse se contemple dans l’eau
(« Tombez sur l’ennemi avec la force du torrent qui se précipiterait de la
hauteur de mille jin »). Chez nous, les fils d’Électre, son élément de
référence se lit dans l’électricité : de Boulogne à Austerlitz, quelque
1800 km, l’armée napoléonienne fonce en vingt-neuf jours, comme la foudre à
laquelle les littérateurs comparent l’empereur. Ici et là-bas, même noblesse de la matière que sa propre
lenteur agace, que son feu intime séduit.
Sans ce style, nous saccagerions les cinq éléments cosmiques avec la puissance desquels
la nôtre rivalise. Ils lui renvoient son image ; en elle et sa limpidité
ils trouvent ce qui rachète la foule d’illusions grâce auxquelles le stratège
manipule les hommes. Artiste ou politique ? À chacun son trompe-l’œil.
J.-L.
Evard, 18 mai 2013
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