Les préparatifs de désactivation de la monnaie européenne s’accélèrent
désormais, non plus dans les coulisses, mais sous les projecteurs, le suspense
opérant selon une dynamique infaillible et connue : plus un drame tend
vers son dénouement, et moins on peut y distinguer des causes et des effets. Au
degré de dérèglement désormais atteint, et qui touche simultanément les
expressions économiques, financières, monétaires et juridiques d’une même
impossibilité, la zone euro, qui pourrait prétendre qu’il discerne encore les
différentes chaînes de contamination qui corrodent les mécanismes de
décision ? Il s’en est fallu d’un cheveu que la panique n’emportât les
réserves des banques chypriotes…
Soit par exemple la marge de manœuvre des hauts
fonctionnaires européens. Elle voit s’opposer au grand jour deux styles
concurrents : d’un côté, aussi peu loquaces que
sentimentaux, les recors et les syndics de la banqueroute des budgets publics
les plus exténués, unité technocratique que les journalistes surnomment la
« troïka » sans bien mesurer quels sinistres souvenirs s’attachent à
de tels triumvirats dans l’histoire de toutes les républiques
anciennes et modernes ; de l’autre, des think tank militant déjà, et dans le très court terme, pour un
retour au régime des monnaies nationales – cénacles experts dont la voix se
joint maintenant à celle de l’opinion europhobe, comme en témoigne le bref
manifeste signé hier 8 avril dans Le
Figaro par un Français, J.-P. Gérard, ex-membre du Conseil de la politique
monétaire, et par un Allemand, W. Nölling, administrateur de la Bundesbank,
sous le titre peu équivoque de « Organisons la retraite pour éviter la
déroute ».
Officiellement, il n’y a donc plus un couple
franco-allemand, mais deux : un couple partisan et un couple adversaire de
la monnaie commune. Pour tout Européen, c’est là ce qu’on appelle un événement important.
N’insistons pas ici sur le grand silence où reste
plongé le Parlement européen, assistant comme tétanisé aux débats et aux prises
de décision qui ont lieu comme s’il n’existait pas et ravalant ainsi ses
propres principes de représentation démocratique face à la pure initiative
bureaucratique. Les deux rôles principaux se jouent ailleurs : d’un côté,
la musique des diktats et des comptables, au nom de l’urgence (autrement
dit : au nom de la sacro-sainte rotation planétaire des capitaux
spéculatifs) ; de l’autre, l’anticipation de l’après euro, non plus
seulement par conviction « souverainiste » ou
« populiste », mais au nom d’une logique économique d’alternative au
fiasco en cours, et sur le modèle de feu le serpent monétaire européen
(pratique de la dévaluation dite « concertée », qui fut celle des
Finances françaises de Pompidou à Mitterrand I).
L’après-euro commence donc maintenant, il a déjà commencé.
Pourquoi la perspective d’un « retour » au serpent monétaire des
années 1970 est-elle cependant chimérique ? Pourquoi l’après euro ne
ramènera-t-il pas l’Europe d’avant la monnaie commune ? Pour une double
raison : quelles que soient leurs orientations et leurs raisonnements
proprement politiques, les partisans du retour aux devises nationales surestiment le gain tactique de la
manœuvre (l’arme de la dévaluation, par exemple, ne sera d’aucun secours à des
économies surendettées, et de plus en voie de désindustrialisation chaotique)
et sous-estiment les deux nouveautés
stratégiques des dix dernières années.
À l’échelle européenne, la fin du tandem
franco-allemand aura scellé la dilution de la vision européenne première dans
le « Grand Espace » amorphe et hétéroclite des Vingt-Sept. Une fois
la devise européenne mise au rancart, le divorce se consommera au nom de
l’argument inverse : on dira partout que le tandem franco-allemand ne
« pouvait » pas résister à un échec de l’euro, alors que c’est
précisément la paralysie progressive de ce tandem qui a désorienté en substance
la perspective communautaire (son régime institutionnel, modèle d’indécision
fédérale, donc sa non-politique financière). Car le « Grand Espace »
européen dans lequel se perd le couple franco-allemand était précisément son
maître ouvrage, et même celui dont il se disait le plus fier (car Jacques
Delors, comme son père spirituel Robert Schumann, faisait consensus chez les
sociaux-démocrates et chez les démo-chrétiens). Que restera-t-il alors du principe européen des années 1975-1991
dans une Europe sans France-Allemagne, sans défense ni stratégie militaires
communes, et sans système électoral unitaire ? La question se passe de réponse.
La seconde nouveauté facteur de dislocation européenne
se lit à l’échelle transcontinentale. La semaine dernière, les BRIC(S) – le Brésil, la Russie, l’Inde la Chine et l'Afrique du Sud – ont annoncé qu’elles constituaient un pôle bancaire commun. Elles
entendent se passer ainsi des services de la Banque mondiale. Peu importe
quelle efficacité attendre de cette initiative : elle en dit long, ce qui,
pour un présage, suffit – elle confirme les nouvelles polarisations
transcontinentales en cours, elle nous dessine les conditions de la
provincialisation européenne.
J.-L. Evard, 9 avril 2013
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